PROMESSES

Augustin, Luther, Calvin, de Bèze… Arminius : autant de serviteurs de Dieu remarquablement consacrés et attachés à l’Écriture, de défenseurs de la gloire de Dieu, mais autant d’hommes vulnérables que les attaques incessantes de l’Ennemi jetèrent parfois dans de pénibles désaccords touchant des articles essentiels de la foi chrétienne. Nous essayerons ici de rappeler comment a germé l’une de ces pommes de discorde, celle de la prédestination. Nous nous pencherons ensuite sur les objections bibliques que le nommé Arminius a soulevées à l’égard de cet enseignement.

Un peu d’histoire

Transportons-nous au IVe siècle après J-C. Avant sa conversion, l’influent évêque d’Hippone, Augustin, avait adhéré à des religions et philosophies païennes1  qui avaient un point commun : la croyance en un ordre déterministe (voire fataliste) du monde, et en une libre volonté très diminuée. Lorsque, devenu chrétien, Augustin constate que l’Évangile subit l’assaut de faux docteurs, il se mue en apologète passionné. C’est ainsi qu’il s’oppose à un certain Pélage qui enseignait que l’être humain est bon par nature et que c’est l’imitation qui le corrompt. Selon Pélage, l’homme est capable et responsable de choisir librement de bien faire, de vivre saintement selon les commandements de Dieu et d’obtenir ainsi son salut. Entre 387 et 395, pour contrer Pélage et les manichéens, Augustin rédige son De libero arbitrio, un ouvrage qui établit que le libre choix de la volonté est réel, mais que depuis la Chute, « nous faisons le mal par le libre arbitre de la volonté » sans que Dieu puisse être tenu pour l’auteur du mal.2  Dès 412, Augustin durcit ses arguments contre Pélage. Il insiste sur le péché qui affecte tragiquement tout homme dès sa conception, caractérisant cet état de péché originel. Il alourdit cette doctrine des concepts déterministes mentionnés plus haut3    et en forge le dogme de la prédestination : Dieu a décidé que des pécheurs seraient sauvés (les élus) et d’autres perdus, sans aucune considération des œuvres futures des uns ou des autres, ni même de leur foi. Désormais, l’évêque professe que le « libre arbitre » de la volonté n’est pas libre, car l’homme naturel ne peut que tendre vers le mal. La possibilité d’adhérer spontanément à la cause de Dieu est exclue.

Pendant le millénaire qui suit, le libre arbitre sera cependant peu à peu réhabilité (Pierre Lombard, Thomas d’Aquin), mais très diversement compris.4  Le débat revient sur le devant de la scène avec Érasme, qui défend subtilement le libre arbitre, et avec Luther, qui le réfute. Du côté protestant, Calvin, puis Théodore de Bèze, pensent trouver dans la prédestination augustinienne une alliée de choix contre un libre arbitre surdimensionné, tel que le conçoivent les humanistes ou les catholiques.5  Selon ces réformateurs, c’est une intervention divine qui opère la conversion de l’élu, puis donne la capacité de croire et une volonté restaurée en vue de l’obéissance à Dieu et de la communion avec lui.6   Dans son Commentaire sur l’Évangile de Jean (Jean 1.13), Calvin déclare : « La foi ne provient point de nous, mais c’est un fruit de la régénération spirituelle… La foi est donc un don céleste… La foi découle de la régénération comme d’une fontaine. »

Arminius

Entre 1582 et 1586, un jeune et brillant théologien hollandais séjourne deux fois à Genève et se forme sous l’égide de Théodore de Bèze, successeur de Calvin, encore plus radical que ce dernier à propos de la prédestination.7   Cet étudiant remarqué par ses professeurs pour sa piété et pour ses aptitudes adhère largement à la théologie de Calvin. Au cours des années qui suivront, il continue à approfondir sa connaissance de la Bible, tout en élargissant le champ de ses études à la littérature théologique de son temps : « Pères » de l’église, surtout Augustin dans sa période initiale ; les docteurs catholiques ; et bien sûr, les Réformateurs. Il est familier des subtilités de la scolastique. Bref, il ressemble à beaucoup d’autres Réformateurs par sa culture et par ses pratiques exégétiques. Il partage aussi largement leurs convictions.

Mais voilà : estimant que la prédestination calviniste fait de Dieu l’auteur du mal8  et trouvant étrange que le pécheur soit tenu pour responsable de refuser la grâce alors même qu’il ne peut vouloir l’accepter, Arminius va être entraîné dans d’âpres controverses. Ses activités de prédicateur, de pasteur et de professeur de théologie (Amsterdam, Leyden) lui assurent la solide estime de beaucoup, mais les adversaires réformés ne manquent pas. Les plus acharnés d’entre eux, comme Plancius, Kuchlinus et Gomarus, vont l’accuser tour à tour de pélagianisme, d’affinités avec le catholicisme ou avec le molinisme.9
Arminius meurt de la tuberculose en 1609, âgé d’à peine 50 ans. Trois mois plus tard, ses partisans publient ce qu’ils estiment être la réponse biblique à la question : Comment parvient-on au salut ? Ce sont les Cinq Articles des Remontrants, auxquels les autorités politiques et religieuses calvinistes répondront par les Canons du Synode de Dordt (achevé en 1619) et par des persécutions. Comparons ces fameux textes.

Doctrines relatives à
la souveraineté de Dieu et à la responsabilité humaine dans l’œuvre du salut individuel
Arminianisme classique

Condensé des Cinq Articles des Remontrants (1610)

 

Calvinisme strict10

Condensé des Canons du Synode de Dordt (1619, dans l’ordre de l’acrostiche TULIP formé par les premières lettres de chaque article en anglais)

Le péché originel
et
la volonté humaine
Question sous-jacente : depuis la Chute, l’homme a-t-il encore un libre-arbitre, une volonté capable de choisir Dieu ?
La corruption totale

 

L’être humain, entièrement corrompu à cause du péché originel, ne peut se sauver lui-même. Sa volonté (sa capacité autonome de décision) est esclave du péché, comme toutes ses autres facultés.

Seule l’action du Saint Esprit et de la Parole, prédisposant le pécheur à la repentance et à la foi, peuvent le convaincre de se tourner librement vers Dieu, le régénérer et donner à sa volonté la capacité d’obéir à Dieu.

1. La corruption totale

(Total depravity)

Idem pour le premier §

 

 

 

 

La régénération, puis la conversion donnent à la volonté la capacité de croire en Dieu et de choisir de lui obéir.

L’électionL’élection conditionnelle 

 

Dieu a décidé de toute éternité de sauver tous ceux qui croiront en Jésus-Christ pour lui obéir : leur élection est scellée par leur foi.

Dieu a aussi décidé que tous ceux qui ne croiront pas demeureront sous son jugement.

2. L’élection inconditionnelle 

(Unconditional election)

Dieu a déterminé de toute éternité de sauver des pécheurs (les élus) et de maintenir tous les autres (les réprouvés) dans leur état de perdition.

C’est la doctrine de la (double) prédestination.

L’expiation
et
la justification
L’expiation pour tous 

 

Christ est mort pour tous.

Quiconque croit en Christ pour son salut reçoit le pardon de ses péchés et la justification.

3. L’expiation limitée 

(Limited atonement)

Jésus est mort à la croix pour expier les péchés des seuls élus.

La justification est accordée en raison de la foi qu’ils ont reçue.

La grâce
et
la conversion
La grâce résistible

 

Lorsque l’Esprit et la Parole ont convaincu le pécheur de se repentir et de se convertir à Christ, sa volonté est rendue capable et responsable d’un libre choix : accepter ou refuser la grâce.

Une résistance persistante mène à la perdition éternelle.

4. La grâce irrésistible 

(Irresistible grace)

La régénération, puis la conversion sont l’œuvre de la grâce irrésistible réservée aux élus.

La régénération et la conversion précèdent la foi.

La persévérance dans la foi
et
l’apostasie
La persévérance possible

 

Dieu donne au croyant tous les moyens pour vivre par la foi et ne pas douter de son salut.

En 1610, les Remontrants ne prennent pas position quant à l’éventualité d’une apostasie qui mènerait à la perte du salut. Cette possibilité sera plus tard admise par certains arminiens.

5. La persévérance des saints 

(Perseverance of the saints)

Par décision divine, les élus persévéreront dans leur fidélité à Christ jusqu’à la fin.

Ceux qui renient la foi ne font pas partie des élus : ils ne sont pas nés de nouveau.

À première vue, le survol de ces deux positions fait apparaître des points d’accord, qui seraient nettement plus nombreux si l’on comparait l’ensemble des commentaires théologiques des deux Réformateurs. Mais les désaccords restent importants.

Évaluation des Canons de Dordt

Les Canons de Dordt furent-ils la bonne réponse à la compréhension arminienne de l’Écriture ?  Résumons les positions d’Arminius en gardant à l’esprit chacun des points du Synode de Dordt.11

1. La corruption totale

Arminiens et calvinistes la comprennent de la même manière (cf. Éph 2.1-3 ; Rom 3.9-12 ; 5.12). Cependant, les Remontrants divergent quant aux implications. Ils soulignent que :
– Dieu a tout engagé pour conduire tous les hommes à la repentance et au salut (1 Tim 2.1-4 ; 2 Pi 3.9 ; Tite 2.11 ; 2 Cor 5.19).
– Dieu veut sauver (Rom 10.17-20). Il invite à venir à lui.
– Pour autant, le pécheur peut ne rien vouloir de cet appel (Mat 23.37 ; Rom 2.4ss ; Rom 10.16,21) C’est donc la réponse du pécheur qui fait la différence, non uniquement le fait d’être éclairé par la Parole et par l’Esprit quand Dieu appelle à croire en Christ.

2. L’élection inconditionnelle

Selon Arminius, la prescience de Dieu (sa connaissance de tout événement présent ou futur) lui confère de savoir de toute éternité qui accédera au statut d’élu(e) en Christ (1 Pi 1.2). Mais cette prescience inclut la réponse, positive ou négative, du pécheur à l’offre de la grâce. Et cette réponse confirme l’élection en Christ, ou la retire (cf. Luc 7.30).
La prédestination et l’élection auxquelles il est fait référence en Éphésiens 1 et Romains 8.28-30 dévoilent le plan de Dieu pour tous ceux qui croient. L’expérience du croyant passe par les étapes suivantes : appel de Dieu -> écoute de la Parole -> foi (et repentance) -> nouvelle naissance -> entrée dans l’héritage réservé aux croyants et dans le plan de sanctification qui y est attaché (l’élection en Christ est ainsi confirmée) -> gloire de Dieu (Éph 1.3-6,11-14). Par ailleurs, il n’est nulle part question de prédestination à la réprobation éternelle.

3. L’expiation limitée

Les Remontrants n’admettent pas ce dogme en raison des évidences bibliques suivantes :
– L’Agneau de Dieu est mort pour le monde entier, en faveur de tous les pécheurs (Jean 3.16 ; Tite 2.11 ; Jean 1.29 ; 1 Jean 2.2).
– Jésus a payé le prix de la rançon en faveur de (gr. hyper) tous les hommes, et non seulement de tous les élus (1 Tim 2.5,6).
– Jésus a donné sa vie comme la rançon de (gr. anti, à la place de) plusieurs : c.-à-d. de tous ceux qui s’identifieront à lui dans son sacrifice et dans sa résurrection (Marc 10.45 ; Héb 9.28 ; Gal 2.20 ; Rom 6.1-4).
– La Bonne Nouvelle offre le salut à tous les hommes de toutes les nations ; dans ce sens elle est universelle (Mat 28.18-20 ; Marc 16.15 ; Luc 24.46-49 ; Act 1.8).
– Il est possible de se perdre soi-même en reniant Celui qui a racheté l’humanité (2 Pi 2.1). C’est alors le pécheur qui annule à ses dépens le bénéfice de l’expiation.

4. La grâce irrésistible

Les Remontrants font valoir plusieurs déclarations bibliques pour démontrer qu’il est possible de résister à la grâce : – Dieu a résolu d’envoyer son Esprit pour convaincre le monde de la réalité du péché, de sa justice et du jugement. Par la révélation de Jésus-Christ, il attire et éclaire tout homme. Il rend la volonté déchue capable de répondre librement à son appel, ou de le repousser (Jean 16.8 ; Héb 10.26 ; 6.6 ; 2 Pi 2.20 ; Jean 1.4-12 ; 12.32). – L’endurcissement volontaire, le cœur qui refuse de se repentir, la rébellion et le choix d’obéir à l’injustice sont autant de manifestations de résistance à la grâce (Rom 2.4-5,8-9).

5. La persévérance des saints

Pour les Remontrants, l’énoncé est globalement juste : rien, ni personne, ne peut séparer le croyant de son Dieu ou lui faire perdre son statut d’enfant de Dieu (1 Pi 1.3-5 ; Rom 8.36-39 ; Jean 10.27-29). En ce sens, ils sont d’accord avec Calvin. Mais après 1610, certains d’entre eux estimeront que des textes tels que Héb 6.4-8 ; 10.26-27 ; 2 Pi 2.20 ; Jean 6.66, indiquent une possibilité d’apostasie et de perte du salut : selon eux, ce naufrage atteindrait ceux qui, de leur propre gré et sans retour, renieraient le Sauveur dont ils se réclamaient (cf. Héb 10.39 ; 1 Jean 2.18-20). Les arminiens, mais aussi beaucoup de mouvements protestants ou évangéliques, ont été divisés au cours des siècles à propos du statut spirituel des apostats. Ceux-ci avaient-ils passé par la nouvelle naissance ou non avant leur abandon de Christ ? Leur apostasie est-elle définitive ? Arminius a humblement confessé : « Je n’ai jamais enseigné qu’un vrai croyant peut, totalement ou finalement, se détourner de la foi et périr ; cependant, je ne cacherai pas qu’il existe des passages de l’Écriture qui me paraissent revêtir cet aspect, et les réponses que j’ai pu considérer ne sont pas de nature à s’approuver sur tous les points, selon ma compréhension. »12

Conclusion

Il subsistera toujours des mystères dans le message de l’Écriture. Le paradoxe de la souveraineté divine et de la responsabilité humaine demeure. Dans ce débat, l’apport des Remontrants en 1610 constitue pour le moins un indispensable contrepoids aux thèses calvinistes. Il est bibliquement infondé de reprocher à ces chrétiens d’avoir dévalorisé la souveraine volonté de Dieu ou surfait la liberté de la volonté humaine. Pour autant, connaissant les turbulences théologiques par lesquelles arminiens et calvinistes ont passé au cours des siècles, évitons de nous ranger sous la bannière d’un nom humain. Efforçons-nous plutôt de rester des disciples de Christ persuadés que si Dieu nous a un jour révélé l’Évangile et nous a permis de choisir librement ce trésor, la gloire n’en revient qu’à lui, et à lui seul.

  1. Le stoïcisme, le néoplatonisme et le gnosticisme manichéen.
  2. De libero arbitrio, Livre 1, chap.16
  3. À ce sujet, l’ouvrage de Ken Wilson : The Foundation of Augustinian-Calvinism (Regula Fidei Press, 2019) apporte une compréhension nouvelle de la genèse de la prédestination augustinienne.
  4. Calvin le rappelle bien : Institution de la Religion chrétienne, Livre 2, chap. 2, § 4.
  5. Cf. Calvin, op. cit. Livre 3, chap. 21, § 5
  6. Interprétation confirmée par les Canons de Dordrecht, Art. 3-4, § 10 et ss
  7. Th. de Bèze défendait une prédestination supralapsaire, que le Synode de Dordt va entériner au siècle suivant. Celle-ci se résume ainsi : Dieu, sans tenir compte des bonnes ou mauvaises œuvres des hommes, a résolu, par un décret éternel antérieur à la chute d’Adam, de sauver les uns et de damner les autres. 
  8. Arminius savait que Calvin refusait catégoriquement de voir en Dieu l’auteur du mal, mais il trouvait que la doctrine de la prédestination rendait la position de Calvin indéfendable. 
  9. Le jésuite Molina (1535-1601) défendait le libre arbitre et une prédestination arrêtée selon les mérites de l’homme. 
  10. Les Cinq points du Synode de Dordt radicalisent la théologie de Calvin. Ils entraîneront une focalisation des controverses sur ces doctrines, ainsi que des dissidences dans le monde protestant. Au sein même des courants arminiens et calvinistes, des litiges surgiront entre modérés et puristes.
  11. Je m’inspire des travaux de Roger Liebi. Je le remercie de son autorisation. Voir (en allemand) : https://www.rogerliebi.media/mp4/BST-%20Bestätigt%20oder%20widerlegt%20Röm%209-11%20den%20Calvinismus.doc.pdf
  12. Declaration of the Sentiments and the Perseverance of the Saints, produite devant les autorités hollandaises le 30 octobre 1608 ;  The Works of James Arminius, traduction de J. Nichols et W. Nichols, Baker Books House, 1986

13

Nous autres chrétiens sommes encouragés par l’Écriture à marcher de progrès en progrès, à viser le meilleur selon Dieu : « Que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l’objet de vos pensées » (Phil 4.8).  Il s’agit donc de tendre à une vie spirituelle de qualité. À fuir le minimalisme, la médiocrité, la passivité, la paresse d’esprit. À combattre le bon combat de la foi (cf. Phil 3.14 ; 1 Cor 9.24 ; Héb 12.1,2). Qui peut ne pas se sentir concerné par de telles exhortations ?
Dans l’espoir de favoriser leur épanouissement spirituel, beaucoup d’esprits fervents se tournent aujourd’hui vers une piété d’inspiration mystique. Ce choix n’est pas anodin. Au sein du monde évangélique, des tendances affirmées dès les années 1970, mais déjà perceptibles antérieurement, prennent aujourd’hui des tournures aberrantes — à rebours du but recherché. Alors pourquoi tant de fourvoiements sur la route d’une spiritualité en harmonie avec la volonté de Dieu ? Et comment les éviter ?

1. D’une mauvaise théologie biblique à une fausse évaluation de nos vrais besoins

Un vœu profond de changement intérieur, d’épanouissement spirituel est louable. Toutefois, il arrive que la source de ce désir soit trouble, et le but visé moins chrétien qu’il n’y paraisse.
Premier indice d’une mauvaise assise : se croire automatiquement guidé par l’Esprit et approuvé de Dieu. La Bible, pleine de réalisme, nous incite à la prudence. Elle nous exhorte à veiller sur nous-mêmes (1 Tim 4.16). Elle nous enseigne que l’âme humaine (c.à.d. le siège de nos sentiments, de notre intelligence et de notre volonté) mérite d’être surveillée de près. En effet, la conversion à Christ — la nouvelle naissance spirituelle par l’Esprit — ne libère pas instantanément notre âme de sa nature pécheresse. Notre cœur, par ses raisonnements, ses dispositions, ses penchants reste potentiellement capable d’engendrer « mauvaises pensées, meurtres, adultères, prostitutions, vols, faux témoignages, blasphèmes » (Mat 15.19 ; cf. Rom 7.18 ; Jac 4.1-7). Il y a donc des élans du cœur qu’il s’agit d’apprendre à identifier, à réprimer et à dominer (Rom 8.5-9).
Dans notre combat pour le discernement des choses les meilleures selon Dieu, nous avons également à traverser le labyrinthe des idées reçues. La culture antichrétienne, hédoniste, émotionnelle et permissive qui est la nôtre nous conditionne, parfois à notre insu. Ainsi, notre âme peut facilement se gonfler d’envies, d’aspirations, d’ambitions que nous estimons légitimes, mais qui égarent. Nous avons besoin d’un fil à plomb, d’un éclairage, extérieurs à nous-mêmes, pour juger du caractère de nos impulsions (ou de nos pulsions), et pour orienter nos âmes vers les seuls objets véritablement nécessaires à notre salut.
Notre responsabilité de chrétiens est donc premièrement de rester constamment dépendants de Dieu et remplis de l’esprit « de force, d’amour et de sagesse » qu’il nous a donné à notre conversion (2 Tim 1.7b). Notre esprit — cette partie de nous-mêmes qui est destinée à une réconciliation et à une communion éternelle avec Dieu — ne peut prospérer de manière autonome. Pour être agissant et capable de piloter notre âme, notre esprit reçoit énergie et clairvoyance par la Parole de Dieu : « Car la parole de Dieu est vivante et efficace, plus acérée qu’aucune épée à double tranchant ; elle pénètre jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit […] ; elle juge des sentiments et des pensées du cœur » (Héb 4.12).  De plus, notre esprit doit s’appliquer à obéir à cette parole en vue d’une meilleure connaissance de notre Seigneur Jésus-Christ, à cause de notre entrée prochaine dans son royaume éternel (2 Pi 1.3-11). « C’est pourquoi, rejetant tout excès de méchanceté, recevez avec douceur la parole qui a été plantée en vous et qui peut sauver vos âmes » (Jac 1.21).
Ne confondons donc pas croissance spirituelle (la « sanctification » selon Jean 17.17 ou 1 Thes 4.3,7) et culture de nos envies instinctives de dépaysement psychologique.

2. D’une fausse évaluation de nos vrais besoins à l’égarement spirituel

Comme le rappellent les passages de l’Écriture mentionnés ci-dessus, vivre en laissant notre âme naturelle (notre « vieil homme », notre « chair ») gouverner équivaut à retourner à la vaine manière de vivre que nous avions condamnée et quittée. S’ensuivent alors de mauvais fruits dans notre marche chrétienne. C’est en partie pour éviter une telle inconséquence que le Seigneur a enseigné ses disciples et que les apôtres ont rédigé leurs Épîtres, parfois dans les larmes.
Parmi les destinataires de ces textes, des églises qui souffraient de carences morales plutôt triviales (animosités, immoralité, mondanité). Mais d’autres qui présentaient des symptômes plus subtils. Leur désordre était comme camouflé sous la respectabilité religieuse, sous une apparence de spiritualité « chrétienne » prétendument supérieure. Certains membres influents se distinguaient par leur illuminisme, se disant porteurs de révélations spéciales (et supérieures) ; ou par leur autodiscipline ascétique (une forme de légalisme) ; ou encore par un christianisme « augmenté » de concepts de la philosophie ou de la psychologie humaine (cf. Col 2.4,8,16-23).
Les Épîtres bibliques sont claires : ces meneurs se déroutent du chemin de Dieu. S’écartant progressivement de l’essentiel, ils ne s’attachent plus au « chef », Jésus-Christ, mais cèdent à leurs pensées charnelles et orgueilleuses. Il est donc primordial qu’ils se repentent et retrouvent la simplicité à l’égard de Christ (cf. 2 Cor 11.1-5).
Pourtant, que de croyants en quête de mieux courent aujourd’hui sans prudence derrière de tels « serviteurs (ou servantes) de Dieu » (évangéliques, catholiques ou orthodoxes) à cause des révélations exceptionnelles dont on les croit détenteurs. Cette spiritualité nourrie de notions et de préceptes humains ne contribue réellement qu’à « la satisfaction de la chair » (cf. Col 2.23).

3. De l’égarement spirituel à l’hérésie mystique

On l’a dit, la pratique religieuse actuelle est souvent dominée par une subjectivité envahissante. Plus que cela, la spiritualité chrétienne, minée par les égarements dont nous avons parlé, ne fait plus barrage aux thèses les plus antichrétiennes. Ainsi, les années passées ont vu l’entrée en force, même au sein d’églises réputées conservatrices, d’un des concepts phares du mysticisme oriental : à savoir que Dieu habite naturellement au centre de tout être humain (une variante du panthéisme antique), et que l’enjeu consiste à redécouvrir ce noyau divin de notre personne. Bien que les mystiques « chrétiens » aient souvent considéré cette présence divine immanente comme une conséquence de la conversion ou du baptême, la conception orientale tend à l’emporter. Elle consiste à penser que la divinité est innée et universelle, mais demande à être affranchie de sa prison corporelle. Cette « vision du monde » s’invite facilement en Occident, parce que c’est ici l’expérience (le ressenti) qui fait foi. Moments d’extase (de transes ?), de dissolution du moi personnel en Dieu (?) ou dans le grand Tout (?) ; impression d’échapper au carcan du temps, de l’espace et de son propre corps ; rencontres avec des êtres surnaturels ; diverses sensations très fortes, tout cela suffit à légitimer — faussement — la démarche mystique.
Pour ces « croyants », pas besoin d’exposer leur « vécu » à la lumière de toute l’Écriture. Pourquoi le faudrait-il si des techniques de méditation, de respiration ou de descente en soi-même peuvent conduire n’importe qui à l’expérience directe de la présence divine ? Et pourquoi insister sur le caractère exclusif du message chrétien si les mystiques de toutes les religions (en particulier leurs représentants chamaniques, hindouistes, bouddhistes, kabbalistes ou soufis) parviennent sans l’Écriture à l’« union sacrée » avec le cosmos, avec « l’âme universelle » de Dieu ?
Un honnête examen de cette dernière voie montre qu’elle ne peut conduire à Dieu pour bien des raisons. Elle annule, entre autres choses :
– la possibilité du Dieu personnel, éternel, créateur, transcendant (c.à.d. absolument distinct de sa création), trois fois saint et juge de tous les vivants — tel qu’il est révélé par l’Écriture ;
– la réalité du péché originel, qui nous barre l’accès à Dieu ;
– la réalité de la perdition éternelle et de l’enfer ;
– la révélation écrite, complète, parfaite et suffisante de l’Écriture sainte ;
– l’œuvre expiatoire unique et parfaite de Jésus-Christ, Parole incarnée et Fils de Dieu, seul Médiateur entre Dieu et les hommes ;
– la réelle portée de l’activité de Satan dans le monde ; le sens de la défaite que Christ lui a infligée à la Croix ;
– l’œuvre du Saint-Esprit, seul moyen d’être convaincu de péché, de justice et de jugement ; seule voix capable de nous ouvrir à l’Évangile ; seul instrument assez puissant pour engendrer la vie de Dieu en nous et nous rendre capables de vivre en communion avec Christ ;
– le sens biblique de la conversion, de la sanctification, de la justification et de la glorification finale ;
– le sens biblique de l’Église, corps universel de Christ.
Mais, objectera-t-on, ne peut-on vivre en mystique chrétiennement, sans rejeter tous ces éléments de doctrine ? N’y a-t-il pas un mysticisme acceptable ?

4. Pourquoi le mysticisme ne doit pas nous faire lâcher la proie pour l’ombre

Le mysticisme porte en lui-même une ambition trompeuse et toxique, pour l’une ou pour plusieurs des raisons qui suivent.
En effet, le croyant habité de la foi véritable, celle qui sauve…

  • se nourrit de la Parole écrite (2 Tim 3.14-17) où rien ne lui manque. Mais le mystique cherche des révélations particulières, des messages obtenus par d’autres canaux (cf. Gal 1.6-9).
  • se réjouit de son adoption définitive par le Père céleste (1 Jean 3.1), l’Esprit témoignant à son esprit qu’il est devenu enfant de Dieu par la conversion (Rom 8.15,16 ; 1 Jean 5.10). Mais le mystique ne peut espérer une relation avec Dieu s’il n’a pas reçu le Christ de la Bible comme sauveur et seigneur personnel (1 Jean 4.2,3 ; 5.12) ; et s’il est déjà chrétien, ce mystique n’a pas besoin d’autre témoignage que celui des promesses de l’Écriture pour le rassurer à ce sujet.
  • recherche les « choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu » et se réjouit à l’avance de ce qui lui est réservé dans les cieux (Col 1.5 ; 3.1-4), tout en accomplissant sa tâche journalière dans le respect des principes de la Parole. Mais le mystique est en réalité tourné vers l’intérieur de lui-même et préoccupé de trouver un chemin jusque vers « sa » réalité divine personnelle. C’est un égocentrique en habits spirituels.
  • fait confiance à Christ sans le voir (1 Pi 1.8), sachant qu’un jour, il le verra tel qu’il est (1 Jean 3.2-3) . Il salue ces choses de loin et à cause d’elles, il est prêt à ne pas voir s’accomplir tous ses désirs légitimes ici-bas (Héb 11.1,6,9,10,13,35). Mais le mystique aspire, hic et nunc, à déjà voir, sentir, toucher les réalités glorieuses ou le monde invisible. Il confond eros (l’amour des sens) et agapè (l’amour de Christ).
    s’efforce de demeurer dans l’amour de Dieu en confessant Jésus-Christ, en aimant les frères et sœurs dans la foi, en obéissant à la Parole (1 Jean 4.7,8 ; 5.2-4). Mais le mystique conçoit son épanouissement personnel comme non lié à ces exigences.
  • exclut d’adopter d’autre médiateur entre Dieu et lui que Christ (1 Tim 2.5,6). Mais le mystique a recours à quantité de médiations (techniques de conditionnement psychologique ou physique ; maîtres de sagesse en tous genres ; êtres surnaturels « angéliques », saints, démons ; prêtres et sacrements, etc.).

C’est pourquoi, loin de céder à la tentation mystique, prenons plutôt exemple sur l’apôtre Paul. Il aurait pu se prévaloir de ses expériences mystiques, lui qui avait rencontré Jésus sur le chemin de Damas et avait été « ravi jusqu’au troisième ciel », « enlevé dans le paradis » pour y entendre « des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer » (2 Cor 12.2,4). Or, il n’avait pas délibérément provoqué ces expériences. Il n’en a pas recherché d’autres semblables à tout prix. Le Seigneur l’a au contraire amené à cette confession : « [Le Seigneur m’a dit] Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi » (2 Cor 12.9).

* * *

Retenons, en conclusion, les paroles de l’apôtre Paul, en Col 2.6 à 12 :
« Ainsi donc, comme vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, marchez en lui, étant enracinés et fondés en lui, et affermis par la foi, d’après les instructions qui vous ont été données, et abondez en actions de grâces.
Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ. Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. Vous avez tout pleinement en lui, qui est le chef de toute domination et de toute autorité. Et c’est en lui que vous avez été circoncis d’une circoncision que la main n’a pas faite, mais de la circoncision de Christ, qui consiste dans le dépouillement du corps de la chair : ayant été ensevelis avec lui par le baptême, vous êtes aussi ressuscités en lui et avec lui, par la foi en la puissance de Dieu, qui l’a ressuscité des morts. »

 

  1. Ce texte a été initialement publié par La Bonne Nouvelle (n° 3/2015). Il est reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur. Un autre article du même auteur sur ce sujet est diffusé par les éditions CLKV.ch (http://www.clkv.ch/fremdsprachige-texte/cat_view/25-fremdsprachen/27-franzoesisch).

  1. Une quête universelle

L’homme tient au monde qui l’entoure par des liens qui lui pèsent parfois plus que des chaînes : sa famille, son milieu, ses amis ou ses ennemis, son métier, ses hobbies, ses passions, ses problèmes, ses vices peut-être. Il n’est donc pas surprenant qu’il rêve d’être ailleurs, d’être autre (ou d’un Autre), en particulier lorsqu’il s’ennuie, sent quelque malaise le gagner ou sombre dans le découragement. Cette quête d’un au-delà, terrestre ou céleste, se révèle souvent décevante : « On ne part pas », disait Rimbaud après avoir tenté les plus folles évasions hors de l’écœurant quotidien. Mais y renonce-t-on jamais vraiment ?  Désirer mieux, désirer plus : en même temps que les ressorts de l’action, ce sont là deux constantes de notre pensée qui laissent croire, à juste titre, que l’au-delà nous est nécessaire.

  1. Une offre déroutante

Quel au-delà ? Il ne suffit pas de n’importe quelle fantaisie, de n’importe quelle fable, bien que la mentalité contemporaine ait coutume de préférer l’agréable au vrai.  Une conception juste et saine de l’au-delà doit répondre aux attentes profondes de l’homme, tout en l’amenant à vivre pleinement dans le présent. Elle ne doit pas se réduire à une échappatoire facile, synonyme de refuge imaginaire pour gens frustrés ou demeurés. Nous aimerions montrer que la conception que nous avons choisie, celle de la Bible, satisfait largement de telles conditions.

Tout d’abord, l’au-delà biblique ne peut s’expliquer comme une banale reprise du mythe de l’âge d’or, même si l’Écriture annonce le retour de Christ et son règne sur la terre pendant mille ans. Jésus lui-même avait averti : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18.36), désirant par là nous garder d’une espérance purement terrestre. N’abaissons donc pas l’au-delà biblique au niveau d’un projet politique. Ne pensons pas que le « paradis » soit une image évoquant le stade ultime de l’évolution humaine, comme l’ont fait certains « prophètes » des derniers siècles : A. Comte (positivisme), K. Marx (communisme) ou P. Teilhard de Chardin (évolutionnisme religieux). Comme le font aujourd’hui les tenants du Nouvel Âge et du (faux) « messie » qu’ils appellent de leurs vœux, ou encore les partisans d’un Nouvel ordre mondial anti-chrétien. L’âge d’or, en fait, commence lorsque Christ, en réponse à la repentance et à la foi, vient habiter en l’homme par son Esprit.  La vraie vie débute, non après la mort, mais après le premier pas de la foi : « Celui qui a le Fils a la vie. » (1 Jean 5.12)

L’au-delà biblique ne peut pas non plus se définir uniquement comme un lieu où nous pourrons enfin accomplir ce dont nous avons toujours été incapables ici-bas. Car la forme de notre existence après la mort se détermine ici et maintenant. Jamais la Parole ne laisse entendre qu’une nouvelle occasion de se perfectionner, de se purifier ou de se réaliser sera offerte dans l’autre monde : « II est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement. » (Héb 9.27) La purification que procure au croyant le sang de Christ mort pour lui (Rom 8.1) est la seule dont on puisse jamais bénéficier, et c’est au corps, à l’âme et à l’esprit que nous possédons maintenant qu’elle s’applique. Pas question donc de remettre l’essentiel à plus tard, ni en se réincarnant d’aucune façon (hindouisme), ni en passant à travers quelque hypothétique purgatoire (catholicisme, islam).  La porte que Jésus nous ouvre, suffit au salut : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et qui croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie. » (Jean 5.24)

Pas question non plus d’éluder notre responsabilité envers un Dieu personnel en postulant qu’entre toute réalité extérieure et nous, il y a continuité d’être. En déclarant que l’homme est une parcelle de Dieu (panthéisme), que notre identité personnelle finira par se dissoudre dans le brahman (la Réalité suprême, dans l’hindouisme), que notre individu cesse d’exister dès que les atomes qui le composent sont « redistribués » pour former une nouvelle structure (matérialisme), les adeptes de ces positions volent à Dieu et à chacun le droit de subsister en tant qu’être libre et distinct. Pour les chrétiens qui ont reçu l’Esprit de Dieu par leur conversion à Christ, il n’y a qu’un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous  (cf. Éph 4.6) ; il n’y a pas pour autant dissolution de leur individu dans un grand Tout indifférencié.

L’au-delà biblique ne doit pas se confondre, même si certains prédicateurs débonnaires le proclament, avec le lieu où, entre Dieu et les hommes, tout finit par s’arranger. On n’y retrouve pas automatiquement les disparus qui nous étaient chers, de même que Dieu n’y passe pas l’éponge sur le péché de ceux qui se sont, pendant leur vie terrestre, détournés de son Fils et de sa grâce. De telles hypothèses (dites « universalistes ») ont parfois été de mode au sein de la chrétienté : d’Origène (IIIe siècle) à nos jours, l’idée d’un happy end facile a tenté ceux qui refusaient l’enseignement biblique au sujet du paradis et de l’enfer  (cf. Dan 12.2).

Enfin, le paradis biblique n’est pas, essentiellement, un lieu meilleur où les jouissances terrestres sont plus intenses, plus raffinées, plus durables. Rien de comparable aux paradis des mythologies (Champs-Élysées, Terres-sans-mal des Indiens d’Amérique du Sud, Prairies éternelles des Indiens d’Amérique du Nord) ou de certaines grandes religions (islam, mazdéisme). La Bible n’offre rien de meilleur à désirer que Dieu. Comme le souligne Augustin d’Hippone (354-430) : Dieu lui-même après cette vie est notre lieu  (cf. Apoc 21.22-22.5). Pour le reste, la Bible est très sobre dans ses descriptions de la gloire du Ciel (et des tourments de l’enfer).

  1. Le bon choix

Voilà l’enjeu clairement démarqué, nous osons l’espérer. Vers quel au-delà chemines-tu, ami qui nous lis ? As-tu fait de Dieu ton « lieu » ? A-t-il fait sa demeure en toi et inauguré sa vie éternelle dans ta vie d’aujourd’hui ? Au-delà de ton moi insatisfait, as-tu découvert l’extraordinaire puissance et la grâce sans limite de celui qui, sur la Croix, a promis au brigand à l’agonie, mais repentant : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » ? (Luc 23.43)

 

 


Cet article peut être lu comme un complément au texte intitulé : « Plan de route pour Israël », paru dans le n° 145 de Promesses. Mais avant tout, relisons Romains 9 à 11.

Les chapitres 9 à 11 de l’Épître aux Romains posent le fondement théologique des rapports entre le peuple juif et l’Église universelle. Depuis l’ascension de Jésus-Christ, ces deux entités sont les signes majeurs de la présence de Dieu dans le monde. D’où la colère de Satan qui, lorsque d’autres armes échouent, cherche à les affaiblir en les opposant. Comme nous ne voulons pas ignorer 2000 ans de tensions douloureuses entre l’Église et les Juifs, nous lirons ces chapitres cruciaux avec beaucoup de considération.

1-Le salut national d’Israël au centre

Le préambule des chapitres 1 à 8 de l’Épître pose les fondements du salut personnel (1.16,17). Après avoir démontré la faillite universelle de la race humaine, spirituellement morte dans son péché, l’apôtre dessine le chemin du salut et décrit la vie toute nouvelle qui en découle, dès la conversion à Christ. Paul est bien placé pour savoir que les débuts de l’Église ont été marqués par la conversion d’un grand nombre de Juifs auxquels, à leur grand étonnement, se sont progressivement adjoints des croyants d’origine païenne (Act 10.43-48 ; 14.27-15.31).

Toutefois, le fil rouge des chapitres 9 à 11 est déterminé par le tourment de l’apôtre, bouleversé de ce que la plupart des enfants d’Israël se comportent en « ennemis » de son Évangile (11.28).14 Paul, anciennement Saul, le persécuteur des premiers chrétiens (Act 7.51-8.1), n’a pas ménagé sa peine pour évangéliser ses frères de race et ex-coreligionnaires, mais force lui a été de constater que les païens recevaient le Messie d’Israël en plus grand nombre. Le livre des Actes, jusqu’en ses dernières pages, témoigne de l’opposition rencontrée parmi la majorité des Juifs, à Jérusalem et dans la diaspora (Act 17.5-13 ; 22 ;23 ; 28.17-31).

Que va-t-il advenir de son peuple appelé à tant de bénédictions ? Est-il désormais voué à ne récolter que des malédictions ? L’immense chagrin (9.1-5) et l’instante prière de Paul : « Frères, le vœu de mon cœur et ma prière à Dieu pour Israël, c’est qu’ils soient sauvés » (10.1) indiquent que sa pensée se concentre sur le salut collectif de la nation d’Israël.15

Le propos de Paul dans Romains 9 à 11 est donc le sort actuel et final de ses parents « selon la chair » encore incrédules (9.3,5). Il est clairement question du destin historique d’Israël, ainsi que de la place de ce peuple dans l’histoire du salut, dont l’Église est aujourd’hui la grande bénéficiaire. Ne voir dans ces chapitres qu’une occasion pour justifier la suprématie supposée du « peuple » de l’Église sur celui d’Israël, voilà le moyen de passer à côté du sujet.

2-La pérennité des alliances avec Israël (9.1-5)

« … les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses, les patriarches, et de qui est issu, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement. Amen ! » (9.4,5)

Dieu, sachant que les hommes n’échapperont jamais par eux-mêmes aux ravages du péché, a pris l’initiative de préparer leur salut en suscitant une nation particulière. Il a donc appelé Abraham, à qui il a offert son alliance inconditionnelle. Il lui a promis une postérité, un pays et une bénédiction aux effets universels (Gen 12.1-3,7 ;13.14-17 ; 15 ;17.1-19 ; 22.15-18). Il a ajouté à cet engagement une alliance conditionnelle avec le peuple issu d’Abraham : la fidélité à la Loi y détermine la bénédiction (Ex 6.2-8 ; Deut 4.13,23 ; 29,30).Plus tard, ces dispositions sont complétées par un pacte avec les Lévites (Nom 25.12,13 ; Mal 2.4,8) et par l’alliance avec David (2 Sam 7.1-29 ; 1 Chr 17.1-27).

Les prophètes annoncent de surcroît une alliance ultime, orientée vers un sommet pour Israël :tout le peuple sera purifié par Dieu, lui obéira et l’aimera (Jér 31.31-40). Cette alliance est clairement la nouvelle alliance en Jésus-Christ, inaugurée à la Pentecôte par les quelques milliers de Juifs qui en sont les premiers bénéficiaires (Act 2.14-36). Les bienfaits de cette alliance, comme ceux des précédentes, sont l’héritage des Israélites en premier chef, car « ils sont aimés à cause de leurs pères » et c’est envers eux que Dieu s’est engagé (11.28b).

Or, à quoi l’apôtre assiste-t-il peu avant les années 60 ? L’adhésion initiale de nombreux Juifs à l’alliance en Christ a été suivie d’une attitude de fermeture chez la majorité d’entre eux. Nombre de païens par contre sont entrés dans la vie de la foi par la puissance de l’Esprit, de sorte que la bénédiction semble passée à ceux qui n’étaient pas un peuple, mais font désormais partie de la maison de Dieu (9.25-26).Le peuple des alliances anciennes serait-il durablement supplanté ?L’affliction de l’apôtre est extrême.

Mais soyons attentifs au cheminement de Paul dans nos trois chapitres. La tempête intérieure que déclenche le spectacle de son peuple en déshérence va être progressivement matée par l’Esprit de Dieu, qui lui révèle au fur et à mesure les secrets attachés à ce redoutable mystère. Autant de ressources pour le prémunir contre le catastrophisme ou le défaitisme.

3-Salut pour Israël, salut pour le monde (9.6-11.36)

Voyons quelles sont les plus coriaces énigmes que Paul doit affronter sur la route de l’avenir national d’Israël.

3a-L’éloignement d’Israël change-t-il les plans de Dieu à son égard ?(9.6-13)

Comment comprendre l’élection originelle d’Israël au vu des égarements subséquents du peuple ? Dieu n’aurait-il pas dû renoncer à un choix aussi peu fructueux ? Paul se souvient que la Parole, qui n’est jamais périmée (9.6), n’enseigne pas que tous les descendants d’Abraham seront considérés comme « enfants de la promesse ». Parmi les enfants d’Abraham, Isaac, et non Ismaël, était fils de la promesse. Jacob et Ésaü descendaient tous deux d’Abraham par Isaac, mais seul Jacob allait donner son nom au peuple élu et devenir l’ancêtre de la nation.16 Fondée sur un choix souverain antérieur à toute action humaine (9.11a), la distinction entre « enfants de la chair » et « enfants de la promesse » nous rappelle qu’indépendamment des mérites ou des défauts des individus à naître (9.11b), Dieu peut librement en admettre certains dans la lignée de la promesse et en exclure d’autres.

Par analogie, si Dieu, dans sa bienveillance, a aimé la nation d’Israël sur la base des promesses inconditionnelles faites à Abraham (Gen 12.1-3), les errances d’un grand nombre d’Israélites et leur disqualification ne sauraient être un motif de rejet de ce peuple — de même que les fautes de Jacob ne l’ont pas dépouillé de son héritage spirituel.

3b. L’éloignement d’Israël annonce-t-il sa ruine définitive ? (9.14-29)

Pour sa gloire, Dieu gouverne souverainement les peuples en montrant selon les circonstances le bien-fondé de sa colère envers certains et la grandeur de sa miséricorde envers d’autres (9.14). Sa patience, sa compassion, ses délivrances, mais aussi ses interventions dans les cœurs des « pharaons » de ce monde et ses jugements, sont à la mesure de sa perfection (9.18-23). Bien mal inspiré le « vase d’argile » qui voudrait les lui reprocher (9.20).

Mais comme Dieu a glorifié son nom « par toute la terre » (9.17) en utilisant l’endurcissement volontaire des Égyptiens pour libérer Israël, de même il se glorifie maintenant en appelant des Juifs et des païens hors du monde pour en faire son peuple spirituel (9.24-26). Un avocat de la cause d’Israël pourrait s’insurger : si Dieu « endurcit » la majorité d’Israël pour faire miséricorde à des nations étrangères, Israël serait donc devenu comme l’Égypte et marcherait inéluctablement vers sa perte (9.19). L’Esprit répond à ce reproche par trois arguments :

  • Il fournit l’image du souverain potier (9.20-24), qui doit être bien comprise. Nul individu, Juif ou non, n’est victime d’un jugement ou d’un « formatage » arbitraires du Tout-puissant. En effet, les vases de colère « formés pour la perdition » sont « préparés » à leur sort final par leur propre résistance à la grâce. Romains 2.4-6 l’a établi : la colère, l’endurcissement irréversible et le déshonneur éternel découlent du refus obstiné de la bonté rédemptrice de Dieu. Et avant d’en arriver là, ils sont maintes fois avertis par l’Esprit des conséquences de leur résistance. Quant aux vases d’honneur, Dieu les a d’avance préparés à la gloire parce qu’ayant été appelés, ils se sont laissés saisir par la grâce et la miséricorde de leur Sauveur.
  • La bénédiction de Dieu répandue sur les nations ne contredit en rien les promesses et les prophéties. Que la citation d’Osée, destinée à Israël, soit maintenant appliquée au peuple de l’Église constitue une extension de la grâce conforme aux promesses faites à Abraham.
  • Les chutes de nombreux Israélites, principalement à cause de leur désobéissance, sont un fait récurrent tout au long de l’histoire (9.27,28 ; És 10.21-22). Mais lorsqu’Israël était dans la détresse, parfois au bord de l’extermination, Dieu s’est plu à sauver un « reste » du peuple.17 Souvent instrument de redressement spirituel, ce « reste » témoigne de la miséricorde de Dieu (9.29).

3c. Dieu traite-t-il Israël avec équité ? (9.30-10.13)

Dieu a-t-il, dans un moment de lassitude ou d’impatience, délaissé son peuple d’Israël pour en aimer un autre ? Non, il n’y pas d’infidélité en Dieu. Si maintenant sa faveur repose sur les païens et si la majorité des Juifs ne sont pas sauvés, ce n’est pas que Dieu use de deux poids, deux mesures, car « quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » (10.13). La grande évidence, c’est que les Juifs se trompent en s’échinant à obtenir la faveur de Dieu par leurs performances, et non par la foi en Christ (9.30-10.4). S’ils étaient lucides, ils reconnaîtraient que leur zèle pour Dieu et leur attachement à la loi (10.2-4) n’ont pas résisté à l’examen que Christ leur a imposé. Ils ont trébuché (9.32-33 ;11.9,11). Quant à ceux qui, païens ou Juifs, sont prêts à admettre par la foi leur insuffisance et leur indignité devant Dieu, la route de la rédemption leur est largement ouverte (9.30b ; 10.9-13 ; Éph 3.5-6).

3d. Les missionnaires chrétiens ont-ils négligé les Juifs ? (10.14-21)

Ah ! pense Paul à ce stade de sa réflexion, si seulement tous mes frères de race entendaient et comprenaient que Dieu veut amener toutes les nations, y compris la nôtre, à l’obéissance de la foi (10.15,18 ; 1.5-6) !

Mais voilà que les paroles de Moïse et d’Ésaïe se font entendre : non, ce n’est pas d’abord par ignorance de l’Évangile qu’Israël ne parvient pas à la foi, mais par insoumission et incrédulité naturelles (10.21). Le salut n’est pas loin (10.8), car même les païens les moins instruits et les plus indifférents à la vérité divine parviennent à le trouver (10.19-20). Du côté de Dieu, tout est prêt.

3e. Les Juifs convertis à Christ sont-ils utiles à Israël ? (11.1-10)

Bien ! poursuit Paul, l’accession à la foi et au salut de quelques Juifs me réjouit, mais est-ce là le couronnement des merveilleuses visions messianiques des Écritures ? Comme Élie autrefois, je me sens bien impuissant face à l’incrédulité du peuple. Pourtant, je me souviens que Dieu a consolé ce prophète en lui révélant qu’une poignée d’Israélites étaient restés fidèles (les « sept mille hommes », 11.4). Ce « reste d’Israël » constituait, aux yeux de Dieu, le cœur de la nation et le gage de sa survie.

Il doit en être ainsi, parmi les Juifs de notre temps, du « reste selon l’élection de la grâce » (11.5), de ceux qui ont embrassé l’Évangile et qui entrent déjà dans la bénédiction des rachetés. Car « l’élection de la grâce » (11.5) est la source commune du salut de tous ceux que Dieu ajoute au Corps de Christ, Juifs ou non-Juifs. Les « élus » juifs du temps présent (11.7) sont ces « saintes prémices » du « reste » national futur qui sera sauvé dans sa totalité par la venue du Libérateur (11.25-27 ; Zach 12).

Quant aux autres qui ont été « endurcis » à cause de leur religion fondée sur leurs mérites propres, ils sont maintenus dans un état d’« assoupissement » et d’amoindrissement spirituel (11.8-10). Dieu nous révèle là un« mystère » : le corps de la nation souffre d’un « endurcissement partiel » (11.25), limité dans sa durée, dans sa gravité et dans son étendue (voir 2 Cor 3.14-16). Jusqu’à la disparition de cette torpeur, les Juifs déjà convertis attesteront de la persistance de la grâce divine et des promesses.

3f. Le calendrier de Dieu est-il troué de parenthèses ? (11.11-25)

Certainement pas. Notre « ère chrétienne » est l’occasion pour l’Église de croître sans cesse, jusqu’à l’entrée de son dernier représentant (11.25b), jusqu’à sa plénitude numérique. Pendant tout ce temps, des Juifs continuent de se joindre à elle (11.13,14), car le témoignage des chrétiens, lorsqu’il est dispensé avec amour et sagesse, incite les Juifs à croire et à recouvrer leur héritage distinctif (11.24 : « leur propre olivier »).18 Le temps de l’Église n’est donc pas un temps mort pour les Juifs, car déjà maintenant, « Dieu est puissant pour les greffer de nouveau » sur l’olivier de la vraie foi (11.23b). Tous ceux d’entre eux qui « ne demeurent pas dans l’incrédulité » (11.23a) deviennent membres de la communauté des croyants à part entière (Gal 3.26-29) et conjointement, constituent les signes annonciateurs de la « réintégration » d’Israël (11.15b), de son « relèvement » (11.12b) et du renouvellement de toutes choses (11.15b).

Quant aux rachetés d’entre les païens, ils ont constamment sous les yeux un rappel de la sévérité de Dieu envers ceux qui oublient sa bonté (11.22). La mise à l’écart d’Israël nous sert d’avertissement solennel, car Dieu n’est pas prêt à cautionner notre suffisance ou notre orgueil, tout comme il ne l’a pas fait pour son peuple terrestre (11.20,21 ; Héb 3 ;4). L’existence d’Israël dans son amoindrissement actuel a donc une fonction précise : celle de nous empêcher de nous glorifier à tort (11.18) et de juger les Juifs de haut. C’est malheureusement cette leçon que beaucoup n’ont pas voulu recevoir tout au long des heures noires de la chrétienté — engendrant par là d’indicibles souffrances…

3g. Israël a-t-il un autre Sauveur que celui des chrétiens ? (11.26-27)

Point final du « temps des nations » (Luc 21.24) lors de la venue en gloire du Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem : la conversion de la totalité du peuple d’Israël en vie à ce moment (11.26a). Comme nous l’avons déjà souligné, le thème central de ces chapitres est celui du salut de la nation d’Israël. Il n’est pas acceptable, comme le font certains exégètes, de donner à tous les termes clairs de ces versets (« ainsi », « le libérateur », « Sion », « Jacob », « alliance », « lorsque j’ôterai leurs péchés ») une portée à tel point intemporelle et métaphorique que la dimension historique de ce dénouement en soit occultée. Du reste, nombre de textes prophétiques parlent des retrouvailles bouleversantes du Messie et de son peuple repentant dans des termes si clairs (És 54.5-10) que les « spiritualiser » est aussi incongru que de réduire l’incarnation ou la résurrection de Christ à des réalités symboliques.

Mais c’est bien ce même Roi et Juge qui, entrant dans son règne, y associe aussi toute son Église (Rom 16.25-27 ; Apoc 19).

3h. Pourquoi Dieu sauve-t-il Israël et l’Église ? (11.28-36)

Dans la perspective de Dieu, les destins de l’Église et d’Israël, quoique distincts dans le cours de l’histoire, ne vont pas l’un sans l’autre. Les deux parcours sont tracés selon les décrets irrévocables de Dieu, rendus possibles par sa seule miséricorde, par sa sagesse, par sa puissance et pour sa seule gloire. Nos grandes préoccupations, à l’instar de celles de Paul, trouvent leur apaisement en Dieu qui peut les métamorphoser en pensées d’adoration.

4-Pour l’essentiel

L’endurcissement spirituel de la majorité de l’Israël actuel n’est pas définitif. Il y a un avenir pour ce peuple. L’Esprit convainc Paul qu’il y a cinq choses que Dieu n’a pas faites ou ne fera pas :

  • Dieu n’épargne pas ceux qui persistent dans l’incrédulité (11.21,22) ;
  • Dieu n’a pas abrogé ses promesses à l’égard du peuple d’Israël (9.6) ;
  • Dieu ne commet pas d’injustice ni ne se trompe dans ses choix (9.14) ;
  • Dieu n’a pas rejeté son peuple terrestre (11.1) ;
  • Dieu ne se repent pas de ses dons et de son appel (11.29).

Mais il y a une chose qu’il offre à tous : le salut par grâce et par la foi. C’est selon ce principe qu’il a sauvé les croyants de l’Ancienne Alliance (Héb 11). C’est ainsi qu’il sauve les Juifs et les non-Juifs du temps présent — jusqu’à ce tous les païens qui se convertiront soient « entrés » (11.25). C’est ainsi qu’il sauvera la totalité du reste d’Israël lors de son retour visible à Jérusalem.

Ce plan décourage tout esprit de rivalité ou de supériorité entre Israël et l’Église. Il nous est révélé pour nous pousser à reconnaître la sagesse de Dieu, à craindre la rigueur de sa justice et à le louer pour la valeur inestimable de sa miséricorde, fondement de notre salut à tous (11.30-36). Puissions-nous ne pas défigurer ce message, mais y trouver un puissant réconfort — pour nous et pour son peuple terrestre.

« Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu !
Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles !
Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller ?
Qui lui a donné le premier, pour qu’il ait à recevoir en retour ?
C’est lui, par lui, et pour lui que sont toutes choses.
À lui la gloire dans tous les siècles ! Amen ! »
(Romains 11.33-36)

  1. Le qualificatif d’« ennemis » de Christ appliqué exclusivement aux Juifs n’a aucune justification. Tout être humain est par nature « ennemi » de Dieu et de la vérité : Rom 3.10-18 ; 5.10 ; Col 1.21.
  2. Notons au passage que le terme « Israël » signifiant la « nation d’Israël » apparaît 12 fois dans Romains 9 à 11, à nul autre endroit dans l’Épître et seulement 5 fois dans les autres lettres clairement attribuées à Paul. À une reprise, pour désigner les chrétiens d’origine juive, Paul emploie l’expression l’« Israël de Dieu » (Gal 6.16), par contraste avec les chrétiens d’origine païenne (le « tous ceux qui » du début de ce verset).
  3. La citation du v. 13 provient de Malachie 1.2,3, texte écrit presque 1500 ans après la naissance de Jacob et d’Ésaü. Pour le prophète, le choix divin (sur lequel revient Rom 9.12 en citant Gen 25.23) concerne non l’élection au salut personnel, mais une détermination de la lignée messianique ainsi que des destins nationaux respectifs d’Israël et d’Edom (= Esaü). Du reste, en Romains 9.1-29, l’« élection » n’a pas trait à l’élection d’individus en vue de leur salut. Il s’agit principalement de l’élection d’Israël (9.4-5) et de celle de la communauté issue des Juifs et des païens convertis à Christ (9.24).
  4. Voici quelques références de l’A.T. qui parlent du « reste » d’Israël : Gen 45.7 ; És 1.9 ; 10.21-22 ; 11.11,16 ; 46.3 ; Jér 23.3-6 ; Éz 6.8 ; Amos 5.15 ; Mich 2.12-13 ; 5.7-8 ; Soph 2.7,9 ; 3.13 ; Zach 8.6,11-13. Plusieurs de ces textes évoquent le « reste » d’Israël, recueilli d’entre toutes les nations, qui sera entièrement sauvé au retour du Messie. Il faut distinguer ce « reste » eschatologique du « reste » actuel des Juifs incorporés au Corps de Christ (voir point 3.e).
  5. Par contre, lorsque la « chrétienté », l’islam ou certaines idéologies politiques dévoyées se sont liguées contre les Juifs, sous toutes sortes de prétextes, ils ont dû apprendre à leurs dépens que Dieu est celui qui garde Israël (Ps 121 ; Zach 2.8).

« Je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls… Je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu… Je ne puis autrement, que Dieu me soit en aide. » Cette déclaration de Luther devant ses accusateurs, lors de la diète de Worms (1521), donne le ton à la Réforme. Que reste-t-il de cette fidélité au Texte sacré ?

À cette question, les représentants actuels du protestantisme répondent souvent : « Le sens de la liberté individuelle ! » Et de rappeler que la Réforme a contribué au grand mouvement d’émancipation qui, non sans douleurs, a conduit à la reconnaissance des droits fondamentaux de l’être humain, de nos libertés démocratiques… et à l’individualisme des innombrables « vérités » auto-fabriquées.

Faut-il donc incriminer le « libre examen » de la Bible ? Et toute forme de « libre examen » est-elle salutaire.

1) Définitions actuelles et domaines d’application du libre examen

Dans son acception moderne, le « libre examen » est une démarche qui se fonde sur une conviction : tout homme est libre de se forger son opinion sur tout sujet qui l’intéresse.

Le célèbre savant Henri Poincaré (1854-1912) va plus loin : il fait de ce principe la condition de la pensée bien orientée : « La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être. »19

Poincaré énonce ici l’idéal de la méthode scientifique moderne, de la démarche dialectique « objective ». Elle se veut universelle et prétend éclairer toute question de morale, de religion, de relations humaines, etc. Son radicalisme soulève trois questions. Au nom de quel « dogme » le libre examen écarte-t-il tous les dogmes ? Où trouver le « libre exaministe » affranchi de tout préjugé ou de toute passion ? Qu’appelle-t-on « les faits eux-mêmes » ?

Mais pour comprendre le libre examen dans son développement historique, revenons à des temps plus lointains.

2) Le libre examen en Occident jusqu’à la Réforme

   a) A l’aube du christianisme

La méthode d’investigation du philosophe grec Socrate (470-399 av. J.-C.) correspond au premier recours systématique au libre examen.20 Examen tellement libre qu’il est parfois perçu par ses contemporains comme subversif ou impie ! Mais derrière son attitude critique envers les institutions politiques, sociales et religieuses, Socrate vise à une connaissance du monde et de soi authentique, convaincu qu’on ne peut rien construire sur la fausseté.

Les écoles philosophiques ultérieures feront la part belle à l’observation pré-scientifique et au discours dialectique. Bien que divisées, elles pratiquent chacune une forme de libre examen qui leur est propre. Ce goût du libre examen accompagne généralement la croyance en un fonctionnement autonome de la pensée humaine et en une possibilité d’échapper aux fausses persuasions.

La Grèce engendre aussi un concept qui influencera la perception du libre examen au cours de toute l’histoire du christianisme : le concept d’« acte volontaire » tel que défini par Aristote (384-322 av. J.-C.) dans son Éthique à Nicomaque. En établissant que nous sommes capables d’actes spontanés (déterminés par nous-mêmes) et intentionnels (dirigés vers un but), Aristote fait de nous des êtres moralement responsables.

700 ans plus tard, l’évêque Augustin d’Hippone (354-430 apr. J.-C.) va intégrer ces éléments dans ses réflexions théologiques pour développer sa notion de « libre arbitre de la volonté ». Il y voit une faculté datant de la Création, à l’origine de notre capacité de bien ou mal faire. Et par conséquent, de notre responsabilité devant les hommes et devant Dieu.21  Mais plus tard Augustin, devant la montée des hérésies pélagienne22 ou semi-pélagienne23, se mettra à enseigner qu’à cause du péché originel, l’homme est devenu entièrement esclave de ses penchants corrompus. En péchant, l’homme opère néanmoins de vrais choix personnels, dont il est responsable. Seule la grâce peut le sauver du naufrage de son libre arbitre. Or, déclarer corrompu le libre arbitre de la volonté, c’est anéantir les prétentions des philosophes.

Au cours des siècles, les diverses obédiences chrétiennes autant que les écoles philosophiques vont établir pour les uns des dogmes, pour les autres des systèmes de pensée dépendant de leur conception particulière du libre arbitre. Un libre arbitre intact et autonome permettra une religion ou une philosophie de tendance humaniste. Un libre arbitre corrompu justifiera un christianisme entièrement tourné vers la grâce, le rôle de l’homme dans la rédemption étant réduit à la foi seule. Un libre arbitre inexistant ouvrira la porte à des perspectives déterministes ou fatalistes.

   b) Vers la Renaissance

L’époque d’Augustin et une bonne partie du Moyen Âge sont marquées par les controverses esquissées ci-dessus. Plusieurs ouvrages sur le libre arbitre sont rédigés, et des conciles stigmatisent les hérésies pélagiennes et semi-pélagiennes24. L’influence augustinienne va dominer pour longtemps dans l’élaboration de la théologie catholique25.

Une position finit par supplanter celle d’Augustin au sein du système romain : celle de Thomas d’Aquin (1225-1274), auteur d’une Somme théologique monumentale26. Par la place de choix que celui-ci accorde à la raison naturelle, estimée capable de découvrir certaines réalités surnaturelles sans l’aide de la Révélation, il réintroduit un libre arbitre semi-pélagien : « la faculté de la volonté et de la raison » (facultas voluntatis et rationis)27. Dès lors, le catholicisme va de plus en plus atténuer la doctrine du péché originel au profit d’une religion apparemment optimiste quant au potentiel de la nature humaine, mais où le salut n’est plus la prérogative exclusive de la grâce et de la puissance de Dieu.

Au cœur de ce système, le libre examen sera mis sous le boisseau, car tout ce que doivent croire et faire les croyants pour parvenir à la sainteté sera prescrit d’en haut28, les fidèles ordinaires étant éloignés de l’instruction et de la lecture personnelle de la Bible — et le « salut des âmes » devenant la source intarissable de l’enrichissement du clergé…

Or, la monopolisation du savoir et du pouvoir par l’Église ne correspond pas aux aspirations de tous. Après l’an 1000, un nombre grandissant de religieux s’insurgent contre l’opulence de l’Église et contre les sacrements prétendument salvateurs. Entre le Xe et le XIIe siècles, l’hérésie cathare se dresse contre Rome, avant d’être extirpée dans le sang. Surgissent aussi des « marginaux suspects » comme Pierre Abélard, Maître Eckhart, Marsile Ficin. Mais la Renaissance et la Réforme sont en marche : des dissidents découvrent que, sur la base de leur compréhension personnelle de l’Écriture, nombre d’enseignements et de pratiques de l’Église contredisent scandaleusement le message évangélique. Citons le prêtre défroqué Pierre de Bruys (XIIe s.) ; Amaury de Bène (mort en 1207) ; Pierre Valdo (1140-1217) ; John Wyclif (1331-1384) ; Jan Hus (1369-1415) ; Jérôme Savonarole (1452-1498). Les idées de ces quatre derniers annoncent la Réforme. Tous ces dissidents subiront les foudres de Rome.

3) Époque de la Réforme

Deux formes de libre examen y sont pratiquées :

   a) Le libre examen humaniste.

Le courant humaniste, savant, artistique et libéral, est tout entier habité par la foi en l’Homme devenu « la mesure de toutes choses ». Le libre arbitre y va de soi et le potentiel humain, stimulé par les grandes découvertes, par les progrès des sciences, par la technique de l’imprimerie, par le développement économique, par la redécouverte de la culture antique et par une confiance très forte en l’avenir, ce potentiel donc semble illimité. Le libre examen et l’étude en général sont pratiques normales au sein de la classe supérieure. Pendant le Quattrocento italien, Rome voit dans les performances du génie humain la meilleure démonstration de la vigueur du libre arbitre — pour autant que les créateurs, même pétris de réminiscences « païennes »29, travaillent à la grandeur de l’Église.

Sur les instances du pape, le savant Erasme (1467-1536) rédige son Traité du libre arbitre. Selon cet auteur, la volonté naturelle bien orientée peut produire de bonnes œuvres ; elle « coopère » avec la foi pour obtenir le salut.

Mais Rome est parfois dépassée par les thèses hérétiques de certains « libres exaministes » et les heurts sont inévitables. L’histoire se souvient des déboires de Pic de la Mirandole, de Giordano Bruno, de Nicolas Copernic, de Galilée.

   b) Le libre examen réformé.

Les réformateurs Luther et Calvin ne parlent pas tant de libre examen que d’examen (Prüfung chez Luther) au sens où l’Écriture le recommande dans 1 Thes 5.21 : « Examinez toutes choses et retenez ce qui est bon » et dans 1 Cor 2, tout le chapitre, conclu par : « L’homme spirituel juge de tout et il n’est lui-même jugé par personne. » (v.15) Dans leur optique, il s’agit d’un exercice de discernement spirituel réservé à ceux qui ont reçu le Saint-Esprit par la conversion et qui lisent la Parole de Dieu avec le désir d’y obéir ( 2 Cor 13.5). C’est une expression du « sacerdoce universel » des croyants (cf. 1 Pi 2.4,5,9).

L’examen ainsi défini est incompatible avec l’orgueil d’un libre arbitre auto-suffisant. Luther dans sa réponse à Erasme (Traité du serf-arbitre, c.-à-d. « de la volonté esclave ») et Calvin dans son Institution de la religion chrétienne (Livre II, chap. 2) affirment catégoriquement la nullité du libre arbitre dans la rédemption. La Chute a disqualifié celui-ci. Toutefois, Calvin admet que l’homme conserve « un certain désir de connaître la vérité » (II, 2, 12) et que son intelligence ne travaille pas en vain lorsqu’il « s’occupe des réalités terrestres » : vie de la cité, manière de bien diriger sa famille, sciences techniques, philosophie, arts libéraux (II, 2, 13). Il va jusqu’à déclarer « qu’on trouve certaines pensées générales concernant l’honnêteté et l’ordre civil dans l’esprit de tous les hommes. » Ces facultés sont un bienfait de la grâce commune de Dieu (II, 2, 14). Mais, à juste titre, Calvin n’aurait jamais admis que nos aspirations à la vérité ou à l’harmonie civile puissent suffire au fonctionnement d’une cité idéale ou à notre salut personnel.

Calvin exhorte donc le chrétien à ne pas négliger l’exercice des dons naturels que Dieu lui a faits (et la capacité critique, le discernement, le bon sens en font partie), mais en même temps l’enjoint à constamment sonder les Écritures pour nourrir sa foi. Ce double exercice amènera les réformateurs à mettre sur pied un système éducatif ouvert à tous, dans le but de valoriser le travail et la solidarité sociale ; parallèlement, ils encourageront l’instruction chrétienne, la diffusion à large échelle de la Bible et d’ouvrages théologiques. Le système, en Europe et au delà, en donnera de multiples preuves d’excellence30.

4) De la Réforme à nos jours

Quelles furent les conséquences de l’examen de la Bible par tout un chacun, examen dénoncé par l’autorité romaine comme une des grandes tares du protestantisme ?

  1. Deux faits historiques s’imposent

      a) Positivement:
Les pays qui acceptèrent la Réforme vécurent une nette amélioration de leur qualité de vie, de leur niveau général d’instruction et se distinguèrent par leur ouverture au progrès. Au niveau individuel, ceux qui passèrent par une vraie conversion construisirent leur vie sur le fondement d’une Parole lue, comprise et pratiquée. Jusqu’au XXIe siècle, des millions d’individus de par le monde (dans la frange évangélique du protestantisme surtout) ont approché la Révélation biblique de la même manière et confessent encore les cinq « Soli »31.  La Bible reste le livre le plus traduit, le plus répandu et le plus lu.
      b) Négativement
Dans leur camp, les réformateurs ne parvinrent pas toujours à contrôler avec mesure toutes les errances des « libres exaministes » de l’Écriture. Ils eurent leurs hérétiques (Servet, Castellion, les sociniens) qu’ils réprimèrent parfois brutalement. Des groupes entiers de la mouvance réformée s’affrontèrent : les anabaptistes, parce qu’ils professaient notamment des convictions fidèles à l’enseignement biblique sur la question du baptême, furent persécutés à la fois par les protestants et par les catholiques.

Une dissension en particulier va secouer la théologie réformée : la querelle arminienne, autour du libre arbitre ! Le fondateur de ce mouvement, Arminius (1560-1609), estimait que le libre examen avait la priorité sur les positions des Églises (réformées ou non). Pour cette raison peut-être, on lui a prêté des vues pélagiennes ou semi-pélagiennes, ce qui semble inexact32. Arminius croyait en la dépravation totale de l’être humain, en la nullité du libre arbitre et au salut par la grâce seule (il professait les cinq « Soli »), mais il affirmait que nul ne sera sauvé sans un acte de foi personnel en Christ. Cet acte n’est possible, selon Arminius et selon l’Écriture, que sous l’effet conjugué de la Parole et de l’Esprit, et en vertu de la seule grâce divine. La grâce rend au pécheur repentant la capacité (non naturelle) de se soumettre à Christ librement. L’acte de foi, parce que « de foi », n’est pas une « œuvre de la loi » (cf. Éph 2.8,9). Les thèses d’Arminius seront combattues par les calvinistes ; le synode de Dordrecht (1618) tentera de mettre fin à ce débat en formalisant les positions calvinistes.

Le protestantisme ne présente donc pas une façade unie.

Qu’en déduire ? Que le libre examen de la Bible est un facteur d’épanouissement spirituel et social, sûrement, mais ne débouche pas facilement sur la concorde : chaque chrétien, chaque église s’y conforme imparfaitement (cf. 1 Cor 13.9-12). Aussi les polémistes catholiques ont-ils eu beau jeu d’attribuer la division du monde protestant au libre examen biblique. Mais pour que la charge ait du poids, il faudrait que la compréhension doctrinale de l’Écriture, version romaine, soit convaincante. Or, quel exemple de cohésion, de fidélité à la Parole de Dieu, de crédibilité de ses plus hauts représentants nous donne l’histoire du totalitarisme romain, truffé d’abus, de doctrines « exotiques » et de scandales ?

À partir du XVIIe siècle, le monde occidental va favoriser une notion optimiste et humaniste du libre arbitre : l’homme, soit par sa raison, soit par sa subjectivité émotionnelle ou par ses intuitions deviendra toujours plus le fondement de toutes choses. Le libre examen de la Bible sera remplacé par le droit de statuer personnellement sur tout. Cette évolution s’observe dans :

– le scientisme et le rationalisme (Bacon, Descartes, Locke, Leibniz, Voltaire, Montesquieu, Kant, Hegel, Comte). De cette tendance naîtront des mouvements parfois antagonistes : déisme, positivisme, naturalisme, évolutionnisme, libéralisme économique, marxisme.

– le préromantisme et le romantisme (Hume, Rousseau, Goethe, Chateaubriand, Hugo et sa nébuleuse). Cette tendance fournira des éléments moteurs au socialisme, aux mouvements d’émancipation, aux idéologies de droite comme de gauche, à l’existentialisme… et à l’individualisme contemporain.

Parallèlement aux religions officielles, diverses pensées se côtoient — et en tête, la mouvance républicaine, révolutionnaire et laïque. Chacune, étrangement, affiche une double ascendance : d’un côté, des valeurs héritées du christianisme (salut, liberté, égalité, fraternité, justice, solidarité, vérité, etc.) et de l’autre des concepts empruntés à diverses traditions philosophiques ou religieuses non chrétiennes33. Le libre examen touche à tout et dès le XVIIIe siècle, se rêve « encyclopédique »34.

Globalement, on est très loin de l’anthropologie et de la théologie des réformateurs. La foi dans le progrès se renforce, en dépit des horreurs des révolutions successives. Quant au libre arbitre, on y croit diversement. Pour J.-J. Rousseau, la libre interprétation de la Bible est fondamentale, mais il ne suit ni le pape ni les réformateurs ; il récuse l’inspiration de l’Écriture, en nie plusieurs doctrines, et penche pour un Dieu sensible au cœur35. Spinoza déclare que le libre arbitre n’existe pas ; Diderot en débat à l’infini dans Jacques le Fataliste et son maître (1796).

   2. Comment protestants et catholiques traversent-ils cette période ?

      a) Du côté catholique
Pour endiguer les progrès de la Réforme, le pouvoir romain, toujours étroitement accouplé aux puissances séculières, met en place sa Contre-Réforme, crée la Compagnie de Jésus (les Jésuites) en 1534, réactive l’Inquisition. S’ensuivent les impitoyables Guerres de religion (huit entre 1562 et 1598 !), des massacres, des trêves rompues, un fameux édit révoqué (1685), des centaines de milliers de protestants jetés hors de France, etc.

Le libre examen de la Bible sera longtemps très encadré : le simple fidèle, moyennant autorisation expresse de ses supérieurs religieux, ne lit que des traductions autorisées, munies de notes explicatives catholiques. Des punitions sont prévues pour les contrevenants36.

Depuis ces sombres années, l’Église de Rome, souvent clouée au pilori par les Lumières et contestée par d’innombrables mouvements libertaires, a dû faire son aggiornamento37 sans attendre le concile Vatican II (1962) : au sein des officines vaticanes, une armada de têtes pensantes ont soigneusement scruté les tendances du temps pour répondre aux détracteurs de la manière la plus efficace, et de nos jours, la plus diplomatique.

Désormais, les autorités vaticanes ne sont plus avares d’éloges sur les « apports utiles » de la Réforme. On se demande mutuellement pardon. Le ton se veut conciliant, la pensée œcuménique, le vocabulaire évangélique, même la justification par la foi semble faire l’unanimité38. Mais que nul n’en doute : le centre est à Rome, le pape au sommet, le catéchisme la règle, le magistère en place, et la Congrégation pour la doctrine de la foi (qui en 1965 a remplacé les institutions héritées de l’Inquisition) est seule compétente pour protéger la doctrine et les mœurs39. Quant aux « frères séparés » protestants, ils sont les bienvenus à la maison.
      b) Du côté protestant
Les Églises officielles, à de notoires exceptions près, vont subir l’influence des tendances humanistes et rationalistes. Une lente dérive vers le libéralisme théologique et vers une vision de la foi de plus en plus « privée » s’y manifeste. Le libre examen se déconnecte des questions centrales de la Révélation, résumées en Rom 3.23,24 : « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ. » La Bible sera, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle, soumise à la critique d’un libre examen guidé par la raison souveraine et excluant le surnaturel.

La distance critique prise par le protestantisme académique à l’égard de la Révélation biblique se module selon plusieurs écoles, mais ce qui frappe, c’est l’insistance sur la liberté individuelle, sur un libre examen élargi aux dimensions d’une religion coupée sur mesure. À témoin, ce commentaire de l’Oratoire du Louvre (de tendance protestante libérale) : « L’Église Réformée de France est une église chrétienne appartenant à la famille du protestantisme. Elle professe une religion fondée sur la Bible et la relation personnelle avec Dieu. La liberté individuelle lui semble une valeur fondamentale. Ce n’est pas l’Église qui détermine ce qu’il faut croire ou faire. Dans le protestantisme, il n’y a pas d’autorité dogmatique, ni d’excommunication, ni de commandements d’ordre éthique. Cela implique que chacun est responsable de sa foi et de son comportement et est appelé à réfléchir par lui-même pour construire ses propres convictions à partir de la Bible. [… À propos de la Réforme] Par conséquent il fallait enseigner une foi qui soit de confiance en Dieu et de relation personnelle avec lui plutôt que d’obéissance à l’Église et d’adhésion aveugle à sa doctrine. Le protestantisme né de cette Réforme du christianisme a progressivement façonné un individu nouveau, conscient de sa liberté de chrétien, et une société nouvelle fondée sur la responsabilité 40 ».

Un libre arbitre (un ego ?) surdimensionné, un minimum de contrôle ecclésiastique et un libre examen fondateur de « ma vérité » : voilà le programme. Est-ce bien cela ?

5) L’examen vital que Dieu a prévu

Nous, chrétiens évangéliques, nous réclamons souvent de l’esprit et de la méthode des Réformateurs. Qui d’entre nous ne confesse pas que la Bible est sa seule norme de foi et de conduite ? Or, en moyenne, nous la fréquentons de moins en moins, nous contentant de rudiments ou de divertissements. Aussi constituons-nous de plus en plus des proies faciles pour les marchands d’évangiles frelatés, et notre témoignage se perd. Il est urgent que nous redécouvrions notre héritage « réformé », que nous y replongions nos racines et y retrouvions la joie, la maturité spirituelle et l’espérance qui devraient nous caractériser (cf. Éph 4.11-16).

Si nous sommes conscients qu’un libre examen comme celui que prêchait Henri Poincaré (cf. point I) n’est pas recevable en matière de foi, pratiquons donc résolument le nôtre. À nous d’« examiner » sous le regard de Dieu, sans jamais chercher à « dominer » notre sujet. Le « fait » de notre observation, c’est Christ. Le but de notre recherche, c’est son règne et la gloire de Dieu. Notre guide, c’est l’Esprit. Notre héritage, le salut et la vie éternelle – la vraie liberté. À l’exemple des Réformateurs, soyons persuadés que l’exploration de la Parole de Dieu est l’examen vital dont tout le monde a besoin. Et pour cela, laissons l’auteur de la Révélation nous sonder et nous examiner sans condition (cf. Ps 26.1-3 ; 139.23,24 ; Héb 4.12,13 ; Pr 2.1-11). Cet examen est sûrement le meilleur antidote aux égarements du « chacun faisait comme il lui semblait bon. » (Jug 21.25b).

  1. Propos tenus en 1909 dans le cadre de l’Université libre de Bruxelles, qui se présente elle-même dès 1834 comme le sanctuaire du libre examen.
  2. Voir « L’idole de l’homme rationnel », dans Promesses no 130 (oct. – déc. 1999).
  3. Cf.De libero arbitrio.
  4. Le moine irlandais Pélage (360 ?- 422 ?) ne croyait pas à la doctrine du péché originel. Il accordait par conséquent plus d’importance au libre-arbitre qu’à la grâce, estimant l’homme capable de faire le bien par lui-même et de contribuer ainsi à son salut.
  5. Les « semi-pélagiens », tels Vincent de Lérins, Jean Cassien ou Faustus de Riez tentèrent d’atténuer les thèses de Pélage en décrivant la volonté humaine comme malade, mais capable de chercher Dieu sans l’aide du Saint-Esprit. Selon eux, la volonté peut faire un premier pas spontané vers Dieu, auquel ce dernier répond en apportant guérison intérieure et salut progressif. Le libre arbitre est ici le déclencheur du salut.
  6. Conciles de Carthage et de Milève en 416, de Carthage en 418, d’Éphèse en 431, d’Orange en 529.

  7. Cf. son ouvrage : « La Cité de Dieu ».
  8. La pensée de Th. d’Aquin y est organisée selon les méthodes de la scolastique médiévale. Cette forme de pensée dialectique se propose de philosopher dans le but de conforter la théologie catholique, mais en s’inspirant largement de la vision particulière d’Aristote. Voir point II,1.
  9. C’est encore la position officielle du Vatican. Cf. « Catéchisme de l’Église catholique » (Mame/Plon, 1992), I, chap.1 (L’homme est « capable » de Dieu), point 3, § 36 : « La Sainte Église, notre mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées. »
  10. C’est-à dire par le pape, par le magistère et par une tradition qui constitue la seule interprétation agréée de la Bible. Bien que la lecture de la Bible soit recommandée aux fidèles depuis Vatican II (1962-65), rien n’a fondamentalement changé quant à ses modalités d’interprétation. Voir « Catéchisme » I, chap. 2, art. 2, point 3, § 85 : « Le Magistère de l’Église ».
  11. Comme Michel-Ange, dont certaines œuvres religieuses (Voûte de la chapelle Sixtine ; Chapelle funéraire des Médicis) laissent apparaître un mélange de concepts néoplatoniciens et de christianisme.
  12. Lire à ce sujet « L’obsession calviniste » de G. Mützenberg (Labor & Fides, Genève, 1979).
  13. Sur « les cinq Soli », voir Promesses no 137 à 141, sept. 2001 à sept. 2002.

  14. Pour une étude approfondie, voir « Jacob Arminius, Theologian of Grace », de K.D. Stranglin et Th.H. McCall (Oxford Univ. Press, 2012), p. 151-164.

  15. Illustre exemple : le messianisme de V. Hugo dans « La Fonction du Poète » (« Les Rayons et les Ombres », 1840).
  16. Un des auteurs de l’Encyclopédie, Condorcet (1743-1794), déclare de manière très lyrique : « Mais aujourd’hui qu’il est reconnu que la vérité seule peut être la base d’une prospérité durable, et que les lumières croissant sans cesse ne permettent plus à l’erreur de se flatter d’un empire éternel, le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées. » Trois ans plus tard, Condorcet s’empoisonne pour éviter l’échafaud… (Cf. « Cinq mémoires sur l’instruction publique », 1791, Garnier-Flammarion, 1994, chap. V du premier « Mémoire : L’éducation publique doit se borner à l’instruction », point 3.)
  17. Voir « La profession de foi du Vicaire savoyard » (1762).
  18. Voir « l’Index du Concile de Trente » (1564), règle 4.
  19. Le terme, qui signifie « mise à jour », a été utilisé par Jean XXIII pendant ce concile. Il voulait exprimer le fait que l’Église était disposée à se réformer, mais sans rupture avec la Tradition. Le concile a ainsi donné l’impression que l’Église catholique allait devenir plus « démocratique » en favorisant par exemple certains ministères laïcs ou en encourageant chacun à la lecture biblique. Le toilettage n’a rien changé au fond.

  20. Voir la « Déclaration conjointe sur la doctrine de la justification » publiée par la Fédération luthérienne mondiale et l’Église catholique, 1998.
  21. Voir notes 9 et 10 de cet article.
  22. https://oratoiredulouvre.fr/protestantisme.php en déc. 2016. Dans la citation, c’est nous qui soulignons.

Jérémie n’est qu’un jeune garçon lorsque Dieu l’appelle à devenir son prophète. Par trois fois, l’Éternel promet d’« établir » son futur porte-parole. Les termes hébreux traduits par « établir » sont trois mots différents, mais le contexte implique une forme d’élection, de nomination à une fonction solidement confirmée. Aux oreilles du jeune novice décontenancé, la réitération de ces verbes a dû sonner de façon rassurante (1.6).

Le premier verbe est au passé (« Je t’avais établi prophète pour les nations », 1.5b), parce que Dieu révèle que son choix est antérieur à l’existence de Jérémie.

Le deuxième introduit le mandat du prophète, établi pour exercer quatre actions de jugement (arracher, abattre, faire périr, détruire, 1.10a), et deux actions de grâce (bâtir, planter, 1.10b). Ces actions, à prendre au figuré, annoncent la portée du message prophétique.

Le troisième amène une image militaire : le prophète sera établi comme une forteresse face aux chefs politiques et religieux de Juda et de son peuple, tous gangrenés par l’apostasie. Dieu avertit que la bataille sera rude, mais qu’il protégera son serviteur jusqu’au bout de sa mission (1.8,18,19). Cet âpre et nécessaire combat est rendu possible par l’engagement de Dieu aux côtés de son messager (1.8,9,12,19).

Si de jeunes chrétiens se demandent : « Que faire de ma vie dans un monde de plus en plus opposé à l’Évangile, au milieu d’une génération “prosternée devant l’ouvrage de ses mains” (cf. 1.16b), hédoniste et prête à instituer des lois bouleversant l’ordre créationnel ? », qu’ils fréquentent Jérémie. Qu’ils se souviennent que, même dans une société hostile à la foi, Dieu veut les « établir » en Christ (cf. Jean 15.16 ; Éph 2.20-22). Et si les jugements de Dieu sont une réalité, il y a des plans de grâce et de rétablissement pour ceux qui reviennent à Lui (chapitres 30-33).


« …ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs pensées… « 
Epître de Paul aux Romains, 1.21

Le chrétien a parfois tendance à fustiger la raison. Assimilée à la présomption intellectuelle, voire à l’orgueil, cette faculté lui apparaît comme l’alliée du péché et du malheur.


Chrétien ou non, mon lecteur s’attend pourtant à ce que l’article qu’il entame soit substantiel, clairement structuré et logique. Dans sa vie privée, ce même lecteur s’efforce sûrement de donner aux diverses entreprises dont il se sent responsable le même caractère d’ordre, de maîtrise et de clarté.


La raison serait donc tantôt nécessaire, et tantôt haïssable. Tout dépend, comme on dit, du « contexte ». Mais alors, comment cerner le contexte qui permet l’épanouissement de la raison, et définir celui qui la rend délinquante ? Le chrétien évangélique, se fondant sur une déclaration biblique comme celle qui figure en exergue, répondra fort justement que la raison de l’homme « naturel » est dépravée, marquée par la Chute, incapable de conduire l’homme vers le bonheur et de lui ouvrir les portes du salut. Il ajoutera que le chrétien authentique échappe à cette fatalité, car ]ésus-Christ habite en lui, la Bible lui sert de boussole, et le Saint-Esprit illumine sa raison défaillante.


Pratiquement, les choses ne sont pourtant pas vécues ainsi en permanence. Un grand nombre de non-croyants parviennent à faire fonctionner leurs facultés mentales pour le bien commun de l’humanité, et les chrétiens n’ont pas toujours brillé par leur sagesse, ni par leur profondeur intellectuelle, ni même par leur bon sens.


La réalité de la vie quotidienne (qu’elle soit rébarbative ou motivante) impose que tous, croyants, athées, sceptiques, ou agnostiques, se comportent de manière aussi « raisonnable » que possible, sous peine d’être vite disqualifiés. Par ailleurs, il arrive à tous de se trouver pris en flagrant délit de déraison, ou d’inconséquence, comme si le Raisonnable (la « sagesse ») ne mûrissait qu’en contrepartie d’un certains nombre d’égarements. Alors, est-ce la raison qui engendre la folie, ou la folie qui finit par imposer la raison? Et au râtelier des dons de la Providence, quelle place assigner à la raison ?


Il m’apparaît qu’une réponse rationnelle à ces questions est singulièrement ardue – je veux parler d’une réponse qui soit à la fois acceptable par des chrétiens convaincus, et utile à des non-croyants. Je crois pouvoir résumer cette difficulté en quelques mots: l’Occident a pris l’habitude de croire en la souveraineté de la raison, et en même temps de la nier. Il ne sait au juste ce qu’elle est, mais il la vénère, parfois en maugréant. Malgré les « leçons de l’histoire », il ne peut s’empêcher de la brandir comme la marque de son génie propre. Il espère en elle, mais s’en méfie.


Si nous parvenons à rappeler quelques-uns des épisodes déconcertants des relations de l’Occident avec sa fille préférée, la raison, nous serons mieux disposés à entendre les paroles catégoriques de l’apôtre lorsqu’il évoque une humanité « égarée dans ses pensées ». Et mieux préparés à rechercher ensemble à quelles conditions l’esprit humain retrouvera sa santé, son équilibre, sa vraie noblesse – et la raison sa place.


1 Au berceau de la fée


Commençons par une évidence: la raison est une faculté universellement distribuée. Selon Descartes, le « bon sens » ( ou « puissance de bien juger ») est même la chose du monde la mieux partagée. De ce fait, ni l’ingéniosité, ni l’esprit d’analyse, ni celui de synthèse, ni la capacité de déduction, ou de formalisation, ni aucune autre opération de l’esprit ne peut se présenter comme une spécialité du bastion occidental. Le rationalisme est indissolublement lié à l’histoire européenne, mais l’exercice de la « raison », en tant que faculté de juger et d’agir par raisonnement, et non par simples évocations associatives et par instinct, n’est sûrement pas l’apanage des seuls penseurs grecs et de leurs successeurs. Les mathématiques, l’astronomie et les sciences appliquées (architecture, navigation, urbanisme, science militaire, etc.) leur furent bien antérieures. Et à la lecture des recueils de littérature sapientiale de l’Antiquité égyptienne, akkadienne, hébraïque, et des autres peuples du Croissant fertile, on retrouvera tous les types de raisonnements mentionnés ci-dessus.


Toutefois, on ne peut avancer que les sciences et les sagesses pré-helléniques étaient rationalistes dans leur essence. En effet, elles reposaient toutes sur des présupposés de nature religieuse, sur des idées reçues et sur des représentations arbitraires. Ce ne fut que très progressivement que les philosophes grecs eux-mêmes apprirent à se dégager de ces supports hérités des vieilles cosmologies et des traditions. On peut discerner, dans l’apparition de nouvelles religions, le prélude à cette forme d’émancipation spirituelle. Citons pour mémoire le zoroastrisme, ou mazdéisme (du nom du dieu perse Ahura Mazda), qui enseignait dès le 6e siècle avant J.-C. l’opposition radicale entre le Bien et le Mal. Il préconisait la lutte contre les puissances mauvaises (emmenées par le dieu Ahriman), et croyait l’être humain capable d’en triompher, pourvu que ce dernier se laissât conduire par les forces divines de la Lumière et du Bien (gouvernées par Ahura Mazda). Ce manichéisme primitif n’ouvre-t-il pas la porte à une pensée rationaliste embryonnaire ? A tout le moins, ce mouvement traduit une exigence croissante de clarté (clarté dont, en Grèce, Zeus, Apollon, Athéna seront les représentants mythologiques favoris), et une détermination à se débarrasser de tout ce qui maintient l’homme dans l’ignorance et dans l’esclavage moral.


Alors que le polythéisme tend vers un nivellement des notions de vrai et de faux, de bien et de mal, de spirituel et de matériel, de transcendance et d’immanence la recherche de clarté va tendre vers la distinction des opposés (même lorsqu’ils sont perçus comme complémentaires, comme chez Héraclite), vers la séparation, vers la différenciation, et vers le rejet de l’arbitraire. L’outil de cette recherche sera le discours dialectique (selon Platon, l’art « de demander et rendre raison », La République, 533 c). Bientôt, le rationalisme élaboré des philosophes antiques va devenir leur dénominateur commun. Platon comme Aristote, les épicuriens comme les stoïciens, les pyrrhoniens comme les sceptiques, tous parviennent à leurs positions particulières (et parfois contradictoires!) en passant leurs présupposés au crible du « logos », du discours organisé autour de symboles médiateurs. But de l’opération: comprendre l’expérience humaine (la nature des sensations, des traditions, des institutions, des structures sociales, etc.) et le monde en général (les événements, la nature) pour vivre le mieux possible, et le plus justement, le plus sensément.


Il vaut la peine de noter ici que l’aspiration à la clarté ne se développe pas seulement dans le cadre des écoles philosophiques. Cet idéal connaît également la voie mystique, exprimée par les religions à mystères, spécialement par les cultes orphiques. C’est peut-être là le creuset des tendances gnostiques, si vivaces au début du christianisme et de nos jours.


Mais que la connaissance du monde soit l’aboutissement d’un processus dialectique concerté, ou d’une expérience mystique d’illumination de l’oil intérieur., les partisans des deux tendances se rejoignent dans la même croyance implicite en la supériorité de l’esprit (et de la forme) sur la matière, de l’âme sur le corps. Il est du ressort d’un homme « éclairé » de décrire la nature du réel, ou à défaut, de décrire les obstacles qui nous en séparent. La raison est à même de situer l’homme dans le monde, et suffit à l’élaboration d’une morale comme d’une métaphysique (certains philosophes sceptiques font exception).


Dans la joie et l’exaltation de cette espérance, l’Occident salue alors la naissance de la bonne fée qui l’élève au-dessus des ténèbres de la barbarie. On peut sourire des premiers balbutiements de l’enfant prodige, et des vestiges de superstition qui encombrent son berceau, mais cette « venue au monde » n’est-elle pas aussi le témoignage d’une exigence radicale de plénitude spirituelle?


Même prévenu à l’encontre de l’attitude rationaliste, on ne peut nier la grandeur d’un Socrate (pour ne citer que cet exemple) qui, au moment où son ami Criton lui propose de le faire échapper au supplice et à une mort injuste, répond en substance: « Tu sais que je n’obéis jamais qu’à la raison. Or, que dit-elle? Qu’entre les opinions des hommes, il ne faut avoir égard qu’àagrave; celle des hommes sensés, et non à celles de la foule. Cela est surtout nécessaire quand il s’agit des choses les plus importantes, du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Or la raison démontre qu’il ne faut jamais être injuste ni faire le mal. C’est de ce principe que notre discussion doit partir, pour décider si je peux sortir d’ici sans l’assentiment des Athéniens » (voir Le Criton, de Platon). Une telle rigueur éthique assortie d’une telle démonstration pratique de sérénité face à la mort méritent l’estime. On ne peut s’empêcher de rapprocher le prince des philosophes de ceux dont parle l’apôtre Paul lorsqu’il écrit:


« Quand les païens qui n’ont point la loi [révélée dans l’Ecriture], font naturellement
ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-
mêmes; ils montrent que l’ouvre de la loi est écrite dans leur cour, leur conscience
en rendant témoignage, et leurs pensées s’ accusant ou se défendant tour à tour »
(Rom
2. 14,15; quant à cette manière de « dialogue juridique intérieur », voir le texte
de Platon, Le Théétète, 189 e). Mais quoi qu’il en soit des hautes exigences
morales et des actes admirables d’un Socrate, de tels exemples ne sauraient être
produits pour défendre la puissance salvatrice de la raison. Tout au plus peuvent-ils
démontrer que l’homme, être moral autant qu’intellectuel et religieux, trouve
un certain apaisement à l’idée de sa propre justice. Il y a pourtant un mon-
de d’opposition entre l’auto-satisfaction morale et la possession réelle de la
parfaite justice.
C’est ce que feront éclater au grand jour la vie et le
message de ]ésus-Christ.

2 Servante de la Théologie


D’un point de vue strictement rationaliste, l’irruption du christianisme dans l’histoire constitue une catastrophe majeure. Alors que le philosophe se flatte de pouvoir évoluer bien au-dessus des miasmes de la crédulité et de la superficialité populaires, le christianisme naissant va proclamer la faillite du processus dialectique et humilier la raison. La nouvelle « secte », violemment combattue et persécutée, propage des thèses autant inacceptables pour les chefs religieux et politiques que pour les philosophes eux-mêmes. Surtout, elle prétend que son fondateur, un certain Juif nommé Jésus de Nazareth, a vécu en homme parfaitement sage et irréprochable, sans avoir été disciple d’aucun des grands maîtres de la philosophie. Plus énorme encore: on affirme que cet homme était Fils de Dieu, Dieu incarné, Dieu en personne, venu sur terre dans le but exprès de sauver l’humanité, et tout cela sans le recours à la philosophie. On attribue à cet être extraordinaire des pouvoirs surnaturels, et l’on rappelle sans cesse que le point culminant de sa mission a été sa crucifixion, parce que, expliquent ses partisans, cette mort injuste du seul juste de l’histoire a valeur de sacrifice expiatoire pour toutes les mauvaises actions des hommes, et qu’elle nous garantit une paix éternelle avec Dieu. On s’empresse d’ajouter que ce Jésus est revenu à la vie plusieurs jours après sa mise au tombeau, qu’il est monté au ciel et qu’il règne désormais de manière invisible sur tous ceux qui croient en lui, et qui attendent sa réapparition.


Le philosophe se voit donc dépouillé de son principal titre d’honneur: la connaissance du « logos », de la raison incarnée dans le langage, et assimilée par certains penseurs (les stoïciens par exemple) à la divinité suprême. On lui demande désormais de reconnaître en cet obscur Galiléen le Logos lui-même, la Sagesse éternelle, le seul Médiateur entre Dieu et les hommes, le Seul salut imaginable. Et si le philosophe se rebiffe, et demande pourquoi il faut en passer par là, on lui réplique que les philosophes comme les mystiques ont amplement prouvé la faillite de leurs systèmes respectifs. Non seulement ils se contredisent, et leurs manières de vivre sont rarement convaincantes, mais encore des chefs religieux et des hommes ouverts à un discours rationnel (Hérode, en Luc 23. 9; Pilate, en Jean 18. 33-38) comptent parmi ceux qui ont crucifié Jésus-Christ.


Pour mesurer l’onde de choc d’un tel message, considérons que l’enseignement de Christ condamne par avance toute forme d’illusion quant au potentiel de la raison humaine. Ce n’est pas la sagesse qui sort du cour humain, de son être profond, mais ce sont « les mauvaises pensées, les adultères, les débauches, les meurtres, les vols, les cupidités, les méchancetés, la fraude, le dérèglement, le regard envieux, la calomnie, l’orgueil, ta folie » (Marc 8. 21-23). Aussi fortes que soient les aspirations à la clarté, aussi profondes et ordonnées les réflexions pour comprendre et soi-même et le monde, aussi énergiques les efforts pour se dominer, le cour reste ce qu’il est, et l’esprit comme les sens penchent vers la nuit (cf. Jean 1. 5, 10, 11; 3. 19). Un tel message est philosophiquement irrecevable. Or, comme le dit l’apôtre Paul, si « Dieu a convaincu de folie la sagesse du monde », et si la sagesse de Dieu (contenue dans la double Révélation de l’Ecriture sainte et de la personne de Christ) n’a été reconnue par aucune des sommités de l’époque (cf. 1 Cor 1. 21; 2. 8; Col 2. 3, 8-10), il n’est pas possible d’embrasser la foi chrétienne sans condamner la nature dégénérée et pervertie de l’être humain tout entier, raison comprise (cf. Rom 3. 9-20 ).


Pour autant, le christianisme ne va pas exclure la raison, pas plus qu’il ne va déprécier le corps ou ignorer les sentiments. La foi entraîne le croyant dans un processus de complète régénération: devenu « une nouvelle créature » par la venue en lui du Saint Esprit, et sous son contrôle, le chrétien est invité à mettre toutes ses facultés au service de son Seigneur divin (cf. 2 Cor 5. 17; 1 Thess 5. 23). La raison retrouve donc sa place, et prend part au grand renouveau. Elle devient capable de saisir l’essentiel et de s’y conformer, tout en rejetant les pseudo-sagesses. D’où des recommandations comme celle-ci: « Je vous exhorte /… / à offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de votre part un culte raisonnable (grec: tèn logikèn latreian). Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait » (Rom 12. 1,2 ). N’est-ce pas, d’une certaine manière, la sublimation du rêve rationaliste ?


Lorsqu’au 4e siècle le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain, les beaux jours de la philosophie autonome semblent compromis. L’exercice de la raison n’est plus soutenable que dans le cadre d’une réflexion modelée par la pensée biblique, les anciens moules de la religion polythéiste ont été supplantés par le paradigme trinitaire, et toutes les institutions subissent peu ou prou la marque du consensus chrétien. Dans la mesure où, selon Augustin, la philosophie demeure l’ancilla theologiae, la servante de la théologie, on tolère qu’elle fournisse un certain bagage conceptuel et un support logique.


On pourrait craindre, d’un point de vue rationaliste, que la pensée philosophique «indépendante» ne soit en train de s’acheminer vers une période de stagnation, voire de régression. Pourtant, c’est de cette première période de l’ère chrétienne que date une vision du monde qui a fertilisé toute l’histoire de la pensée occidentale, et dont nous sommes encore tributaires. Celle-ci comprend une recherche de l’absolu centrée sur la Révélation du Dieu unique, l’abandon de la notion de destin (le fatum latin), la désacralisation de la nature (c’est à dire le rejet de l’animisme et du panthéisme), la conviction que l’univers obéit à des lois stables et intelligibles. Le corps est revalorisé (quoique non idolâtré). L’individu prime sur le collectif. L’histoire a désormais un début, une fin, et un sens. L’égalité des êtres humains est posée.


Enfin, un dernier facteur contribue à perpétuer une certaine tradition philosophique: la bataille contre les hérésies, à laquelle l’Eglise est contrainte. De conciles en traités d’apologétique, de défenses en réfutations, les Pères de l’Eglise auront à faire à forte partie, et trouveront tout naturellement l’occasion d’affûter leurs armes dialectiques et rhétoriques. Sans forcément tomber dans un discours purement philosophique, ils seront entraînés dans des controverses où les influences platoniciennes, aristotéliciennes, gnostiques ou païennes les amèneront à utiliser par moments une terminologie proche de celle des pollueurs du message évangélique.


3 La servante devient gouvernante


Christianise-t-on un empire? Constantin-le-Grand (305-337), par son édit de 313, et plus tard Théodose (379-395), premier empereur à imposer le christianisme et à proscrire le paganisme, ont cru l’entreprise possible. Un survol du Moyen Age, traditionnellement compris entre l’an 476 (chute de l’Empire romain) et l’an 1492 (découverte de l’Amérique), devrait pourtant nous rendre sceptiques à cet égard.


Le triomphe public et politique du christianisme au 4e siècle entraîne un mieux vivre généralisé et d’authentiques progrès sociaux. Mais on le sait, la pensée « homogénéisée » n’est qu’une façade. D’une part, les masses ne sont que partiellement et superficiellement acquises à la cause de l’Evangile: la mentalité païenne couve sous la cendre. D’autre part, les controverses théologiques incessantes ne laissent guère l’Eglise se reposer sur ses lauriers, et plusieurs conciles dits « ocuméniques » sont nécessaires pour éradiquer les hérésies et pour asseoir les fondements de la doctrine chrétienne (Nicée en 325, Constantinople en 381, Ephèse en 431, Chalcédoine en 451). Malheureusement, et même chez les Pères de l’Eglise les plus respectables, certaines résurgences de la philosophie antique (platonisme) et des structures politico-religieuses romaines pèsent parfois lourdement sur l’orientation du « clergé » naissant. Le système catholique romain, terreau de nombreuses déviations, est en train de se former. L’Eglise se mondanise.


Les spasmes de l’Empire sur son déclin, puis le schisme de ce même Empire et les invasions barbares, vont permettre l’émergence de nouveaux pouvoirs et d’un nouvel ordre européen. Seigneurs et riches propriétaires ruraux se partageront les terres jusqu’aux premières tentatives de reconstruction d’un nouvel Empire romain d’Occident, sous l’impulsion de Charlemagne (800). Profitant des recherches des érudits du 5e au 8e siècle (Bède, Boèce, Cassiodore, Isidore de Séville), et en s’appuyant sur les ordres monastiques (sur l’Anglo-saxon Alcuin en particulier), il favorise le développement d’une nouvelle culture. De son côté, la papauté va sans cesse ferrailler contre les successeurs de Charlemagne (et plus tard contre les empereurs allemands) pour imposer sa loi et sa vision sécularisée du pouvoir religieux. Elle y parviendra dès le 11e siècle. Dans son sillage, la théologie, sous diverses influences, comme celles des Arabes Avicenne et Averroès, ou du Juif Maïmonide, va évoluer dans le sens d’une remise à l’honneur de la pensée d’ Aristote (bien que ce ne soit pas là le seul trait distinctif de cette dogmatique). Thomas d’Aquin (1225-1274) en sera le principal instrument. Par ailleurs, on assiste en Occident à une renaissance du rationalisme par le canal de penseurs ou de théologiens comme P. Abélard, P. Lombard, A. le Grand, R. Lulle. Certains d’entre eux sont contestés par l’Eglise, ou parfois par des anti-rationalistes tels Duns Scot, mort en 1308, ou R. Bacon, 1214-1294, un des « pères » de la méthode expérimentale. Le front rationaliste est loin d’être uni, mais on sent que la philosophie ne se cantonne plus dans son rôle de servante de la théologie, elle prétend désormais jouer le rôle de gouvernante.


Citons ici P. Courthial, auteur que nous ne suivons pas dans toutes ses conclusions, mais dont nous apprécions plusieurs analyses pertinentes (voir Le jour des Petits Recommencements, Ed. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, pages 189, 190): «Thomas d’Aquin va magistralement (hélas !) construire un système à deux niveaux:


– THEOLOGIE appuyée sur la Révélation christique, biblique (2e niveau)
– PHILOSOPHIE naturelle, incorporant la pensée d’Aristote (ler niveau).


D’où une double dialectique:
– en philosophie, celle du motif FORME-MATIERE;
– en théologie, celle, plus complexe et générale, du motif NATURE-GRÂCE.


Comme la nature (et donc aussi l’intelligence) a été blessée par la Chute, la Révélation doit reprendre, redire, les vérités naturelles plus ou moins perdues et oubliées (celle de la création divine, celle du décalogue, par exemple).


Mais si Thomas d’Aquin reprend la vision augustinienne de la théologie comme Reine des sciences, et de la philosophie comme servante de la théologie, il s’appuie néanmoins sur une philosophie, et même sur une théologie, naturelles qui prétendent ne tirer autorité que de la seule lumière de la raison.

La philosophie thomiste se fonde ainsi sur une métaphysique aristotélicienne de l’Etre et prétend pouvoir résoudre d’une manière autonome (par rapport au Seigneur et à sa Parole) les trois problèmes fondamentaux de la philosophie: [nous abrégeons]
1. celui de la relation et de la liaison mutuelles des divers aspects de l’expérience,
2. celui de l’unité radicale du moi pensant
3. celui de l’origine du sens de toute la création. »

En fait, les apports réellement neufs du christianisme sur plusieurs points essentiels sont comme gommés par l’autonomie accordée ici à la raison naturelle. Sous prétexte que Dieu a créé l’homme raisonnable et libre, et qu’il l’a chargé de gérer la Création, Thomas d’ Aquin rend à la philosophie une indépendance très large, et favorise la prééminence de la scolastique (celle que Courthial nomme «la scolastique synthétique envahissante», dont les ramifications s’étendent jusqu’à notre époque; op. cit.p.188). Dans ce système, il n’est plus déraisonnable de professer que l’achèvement du salut est entre les mains de l’homme, auquel est réservé la tâche de dégager, du sein de la multiplicité et du désordre apparent de la matière, les formes qui le conduiront à la connaissance de la Forme pure, Dieu. La porte de l’humanisme est désormais plus qu’entrouverte, et les exaltations anthropocentristes de la Renaissance ne vont pas tarder à s’y engouffrer.

4 Pandore au foyer

Selon l’auteur grec Hésiode, la première femme avait été richement dotée par les dieux : beauté, charme, habileté manuelle; mais elle avait aussi reçu des talents redoutables: ruse, fourberie, parole séduisante et art de tromper, ainsi qu’une jarre remplie de tous les maux imaginables. Or Zeus avait destiné la charmante créature à servir de châtiment pour les hommes, coupables d’avoir accepté le feu dérobé par Prométhée. On sait ce qu’il advint: Pandore ouvrit la jarre et le malheur envahit l’humanité.

L’esprit de libre entreprise et de conquête, l’attirance pour la beauté, l’amour de la vie, la curiosité intellectuelle, et surtout la glorification de l’humain, sont autant de termes qui caractérisent la mentalité de la Renaissance. Cette ivresse d’autonomie et d’indépendance, cette soif de connaissances, contribuent fortement à promouvoir la pensée rationaliste, tout en favorisant de nouvelles formes esthétiques (quête idéaliste du Beau et de l’Harmonieux), la survalorisation de l’individu et de son énergie créatrice (la virtù), le retour aux valeurs païennes de l’Antiquité (néoplatonisme), le développement de la méthode expérimentale, des sciences et des techniques.

Ce bouillonnant melting-pot n’est pas sans danger. Un monde qui obéit à la devise de Rabelais: « Fay ce que vouldras » (« fais ce que tu auras déterminé », cf. Gargantua, chap. 57) peut donner l’impression qu’il a enfin réalisé la synthèse entre la liberté chrétienne (le « tout m’est permis » de l’apôtre Paul) et l’épanouissement total de la nature humaine auxquels aspirent les Marcile Ficin, les Pic de la Mirandole, les Valla, et autres Léonard de Vinci. En réalité, c’est la vanité et l’égocentrisme qui revendiquent la préséance. Le christianisme est alibi. Et là où la raison avait projeté de gouverner, c’est souvent le cortège de toutes les passions, de toutes les fantaisies qui déboule, affublé à l’occasion des oripeaux des vieilles traditions ésotériques (cabale, alchimie). Rien d’étonnant donc que la Renaissance soit destinée à s’étouffer de ses propres excès, car la Raison n’est ni maîtresse d’elle-même, ni indépendante des sens. Elle ne peut enfanter de vérité universelle et intemporelle (même les concepts dits « scientifiques » doivent être revus et corrigés). Pire encore, elle est capable de se mettre au service des causes les plus inavouables, et de fortifier les despotes (Machiavel et son illustre ouvrage, Le Prince, dédié à Laurent le Magnifique en 1513, en est le meilleur exemple). En bref, plus la raison s’émancipe et tend à s’affranchir de la Révélation biblique, plus l’arbitraire menace. C’est Pandore qui ouvre sa cruche.

5 A la croisée des chemins

Ce que nous venons de rappeler en termes trop succincts pour prétendre au parfait équilibre sonne durement. J’entends vos objections: Quoi! la Renaissance, cette aube magnifique de l’esprit européen, vaudrait-elle moins qu’une époque d’obscurité? N’avions-nous pas pour principe de dater la « modernité » à partir de là? La Renaissance n’a-t-elle pas marqué la « promotion de l’Occident, à l’époque où la civilisation de l’Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles » (J. Delumeau) ? Cette nouvelle atmosphère culturelle n’a-t-elle pas contribué au surgissement de tant de génies: Dante, Marlowe, Shakespeare, Cervantès, dont les oeuvres semblent tellement plus fortes que les traités de scolastique ? Et les premiers fondateurs de l’esprit scientifique moderne: Francis Bacon (1561-1626), Nicolas Copernic (1473-1543), ]érôme Cardan (1501-1576), ]uan Luis Vives (1492-1540), Paracelse (1493- 1541), et bien d’autres, n’ont-ils pas fait avancer l’histoire par leur rupture d’avec le monde de la scolastique aristotélicienne, voire des autorités ecclésiastiques ?

De telles questions méritent une mise au point.

1. Nous croyons que la Renaissance a contribué de manière décisive à secouer les institutions et les paradigmes hérités d’une hégémonie religieuse souvent imméritée. Sur bien des chapitres, les emprunts à la logique et à la physique aristotéliciennes avait mené l’Eglise à des positions absurdes, et sans justification biblique. Il était donc normal et bienvenu que l’on en revienne à une pensée moins encombrée de pr&eaceacute;supposés et de fausses catégories, et plus objective.

2. Le « libre examen » cher aux humanistes ne nous apparaît pas comme malsain.
Si ce droit nouvellement revendiqué a conduit les uns ou les autres à des procès
avec l’autorité ecclésiastique ou judiciaire, nous ne saurions le déplorer, si
ce n’est pour regretter les traitements arbitraires auxquels ils furent soumis.

3. L’effervescence provoquée par la découverte de mondes nouveaux (au propre et au figuré), la créativité qu’elle a engendrée dans tous les domaines, l’attente de temps meilleurs qui habitait bien des esprits (souvenons-nous de l’Utopie, de Thomas More), tous ces éléments ne nous apparaissent pas, en eux-mêmes, comme des signes de dégénérescence, quoiqu’ils ne garantissent pas non plus le progrès spirituel et moral. Ils expriment le plus souvent un légitime besoin de changement et d’en avant.

4. Enfin, il faut admettre que les excès de l’humanisme de la Renaissance sont en partie la conséquence des conceptions religieuses impérialistes de l’Eglise. En cherchant à imposer la théocratie au monde, Rome finit par favoriser le despotisme humain en son sein, et à le justifier à l’extérieur. En effet, la conception catholique romaine du « Royaume de Dieu » entraîne la création d’une caste de dirigeants, de privilégiés, d’une nomenklatura culturelle et économique, que l’exercice du pouvoir finira immanquablement par corrompre, dans ses doctrines et dans ses mours. Or, en ce qui regarde le clergé officiel, l’époque de la Renaissance est riche en souvenirs et en démonstrations d’abus de pouvoir, d’inconduite et de collusion avec les forces de Mammon, et l’on comprend que les meilleurs esprits de ce temps aient cherché à se distancer d’un tel système.

D’une certaine manière, le phénomène que nous avons décrit comme une aspiration à la clarté et à la liberté en parlant de la Grèce ancienne se reproduit à la Renaissance. A cette différence, de taille, que les hommes de la Renaissance reviennent au passé pour bâtir l’avenir. De cette prospection enthousiaste de leurs racines {bibliques ou païennes) vont naître de nombreux courants de pensée qui, en se combinant ou en s’opposant, vont modeler la culture occidentale actuelle. Nous en retiendrons quatre:

La théologie réformée « classique », qui prône une mise sous tutelle de la raison.
Le rationalisme, qui maintient la primauté de la raison.
L’empirisme, qui affirme la primauté de l’expérience.
Le mysticisme, qui vise à l’union avec le divin à travers le sentiment.

6 Sous tutelle


Sans revenir sur les causes de la Réforme et sur toutes les thèses défendues par les « protestants », il est utile de rappeler ici que la plupart d’entre eux étaient à l’origine des catholiques très au clair sur la doctrine et les mours du clergé. De plus, ils possédaient une solide érudition classique, et les philosophes grecs et latins leur étaient aussi familiers que les thèses humanistes du quattrocento. Le «libre examen» les prédisposaient sans doute à mieux cerner certaines questions, à comparer, à soupeser, d’un point de vue orthodoxe, mais aussi en changeant de perspective, en prenant un certain recul. On s’étonne donc que ces rescapés du grand brassage de la Renaissance et de l’école scolastique thomiste soient arrivés aux mêmes conclusions sur les dogmes essentiels, à savoir le statut unique de la Révélation biblique, l’ouvre médiatrice et expiatoire de ]ésus-Christ, la nature humaine, le rôle capital de la grâce et de la foi dans l’ouvre du salut. Toutefois, nous souvenant des premiers conciles et des positions professées par l’Eglise primitive, nous constatons que le message des Réformateurs n’est pas neuf. C’est seulement l’exhumation de vérités injustement ensevelies. Tirées soudainement de l’oubli, à une époque où le pardon s’achète et où l’Eglise croule sous les superstitions, elles brillent d’un éclat incomparable.


L’une de ces vérités, c’est la dépravation totale de l’homme sans Dieu. Le péché originel n’a laissé aucune de ses facultés intacte. Par conséquent, l’observation du monde, son étude attentive, les spéculations de la raison, la méditation des notions de Beau ou de Bien, la pratique de rites ou de règles de comportement, aucune de ces choses n’amène à Dieu ni à aucun salut réel. Reprenant les termes de l’Ecriture, et spécialement de l’Evangile de Jean et de l’épître aux Romains, les Réformateurs insistent sur le fait que si la révélation générale de Dieu dans la nature, dans la conscience ou dans la raison suffisait pour s’élever par degrés jusqu’à la possession du salut parfait, les hommes n’auraient pas rejeté et crucifié la Vérité incarnée, le Logos de Dieu. Ils l’auraient au contraire accueilli. L’attitude innée de l’homme à l’égard de Dieu n’est pas celle de la soumission, mais celle du rejet et de l’insoumission (cf. Jean 1. 5, 10,11; 3. 19; Rom 1. 18-21; 3. 9- 23). Le salut n’est pas simple affaire de connaissance, car ceux qui avaient la connaissance la plus exacte et la plus complète de la nature et de la volonté de Dieu ne lui ont pas été fidèles. Non, le salut est affaire de profonde repentance, d’abdication devant le Dieu souverain et trois fois saint, d’humble acceptation de la grâce, et du don du Saint Esprit. À moins que Dieu, de sa propre initiative, ne nous délivre, « nous sommes contraints de servir Satan », dit Luther en réponse aux thèses exprimées par Erasme dans sa Diatribe sur le libre arbitre (1524).


Etayons ce point en citant encore le même texte de Luther (Traité du serf arbitre, p.323): « Puisque l’Ecriture marque partout l’antithèse de Christ et de ce qui n’est pas de Christ, disant que tout ce qui est sans Christ est soumis à Satan, à l’impiété, à l’erreur, aux ténèbres, au péché, à la mort et à la colère de Dieu, tous les passages qui parlent de Christ témoignent contre le libre arbitre. Or ces passages sont en nombre infini; ils sont dans toute l’Ecriture. »


Notons qu’il ne saurait être question, dans la pensée réformée, de condamner la raison naturelle infirme pour la remplacer par une faculté naturelle apparemment moins abîmée par le péché. Ni la conscience morale, ni la volonté, ni ce que Pascal appellera plus tard le cour, ni les sentiments, aussi nobles fussent-ils, n’offrent en eux-mêmes le moyen de la réconciliation avec Dieu. Toutefois, l’ouvre de la Parole de Dieu dans la vie du croyant, l’activité du Saint Esprit et la puissance purificatrice de Christ en lui le transforment graduellement à l’image du Seigneur (2 Cor 3. 17, 18; Rom 8. 28-30). A la raison comme aux facultés de l’être tout entier s’ouvre un champ d’expression infiniment riche, pour autant que le disciple se mette à la tâche (à l’instar des inlassables Réformateurs). D’où cette exhortation de Paul aux Philippiens: « Au reste, frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l’objet de vos pensées » (Phil 4. 8).


Dans la mesure où les héritiers de la Réforme sauront maintenir la raison sous cette tutelle, elle se révélera hautement bénéfique au développement culturel et moral des régions favorables à l’Evangile biblique. Mais dès l’instant où les chrétiens s’éloigneront de la Révélation normative de Dieu, se mettant à douter de l’inspiration de l’Ecriture, ou à lui adjoindre d’autres sources de « vérité », à en relativiser le message, ils commenceront à se placer au-dessus d’elle, et se livreront à nouveau aux velléités de leur raison naturelle. Il faut donc, pour que la raison du chrétien fonctionne sainement, une constante acceptation des décrets de la Parole, et une constante réflexion sur les tenants et les aboutissants de celle-ci, sans négliger une mise en pratique de ses enseignements (cf. Ps 1; Ps 119; Jean 16. 12-15; 17. 13-26). C’est ainsi qu’une vraie relation personnelle avec Christ lui-même pourra se développer, pleine de joie et de confiance, et s’épanouir en un témoignage constructif au cour de la société civile.


7 L’idole patchwork

Les querelles philosophiques et religieuses de la Renaissance, puis de la Réforme, laissent présager quelle sera l’évolution de la pensée occidentale dans les siècles suivants. Le rationalisme moderne provient du mélange en patchwork d’influences diverses:
– le paradigme introduit par la dichotomie nature/grâce (Thomas d’Aquin)
– le leitmotiv des humanistes de la Renaissance: «l’homme est la mesure de toutes choses»
– l’héritage des nominalistes (rationalistes scolastiques) du Moyen Age (Roscelin, fin du 11e siècle; Guillaume d’Occam, 14e siècle)
– l’héritage des conceptualistes (Abélard, 12e siècle), et leurs tentatives de réconcilier le rationalisme (tendance nominaliste) et l’empirisme (tendance réaliste)
– un certain nombre de valeurs et de concepts empruntés au christianisme primitif (notions de liberté, de cohérence du monde, de finalité de l’histoire, de responsabilité, d’individualité etc…).

Avec le temps, le rationalisme moderne imposera des concepts qui infiltreront toute la pensée occidentale. Parmi ceux-ci:

a. 1 ‘homme est responsable de donner un fondement et un sens à son existence; l’homme honnête et sage s’efforcera de suivre des principes mûrement établis, particulièrement dans les situations qui risquent de le détourner de son devoir ou du bien public (R. Descartes, 1596-1650; E. Kant, 1724-1804)

b. l’homme peut parfaitement analyser tous les phénomènes religieux et les comprendre par sa raison (P. Bayle, 1647-1706; Malebranche, 1638-1715; A. Renan, 1823-1892; et d’une manière générale, toute la critique biblique libérale)

c. l’homme peut éventuellement tirer quelque profit de la lecture de la Bible, comme de l’étude de n’importe quelle religion, mais il lui appartient de ne retenir que ce qui lui semble raisonnable (déisme et syncrétisme des Lumières et des Encyclopédistes; culte de la Raison et de l’Etre Suprême des Révolutionnaires français, années 1790)

d. l’homme possède en lui-même suffisamment de discernement et de sens critique pour orienter ses investigations dans le sens d’une meilleure connaissance de soi et du monde, et d’une amélioration de sa nature (positivisme d’A. Comte, 1798-1857; philosophies du Progrès)

e. l’homme ne se réalise pleinement que par son travail et par l’accroissement de son bien-être (J. Locke, 1632-1704, dans ses Traités du gouvernement civil; capitalisme libéral, économisme)

f. l’homme, être social, ne peut se réaliser totalement que dans une société libre et équitable; l’histoire se construit rationnellement et inéluctablement dans le sens de cette réalisation (matérialisme dialectique, socialisme, communisme; Hegel, 1770-1831; Marx, 1818-1883; Lénine, 1870-1924)

g. l’homme se rendra maître de la nature par la science, et assurera ainsi sa survie, sa sécurité et sa prospérité (scientisme, technicisme).

Entre la fin de la Renaissance et le 20e siècle, ces présupposés seront modulés d’innombrables manières, mais les options de base resteront bien présentes. Remarquons d’emblée que certains articles énoncés ci-dessus sont complémentaires, mais que d’autres sont antinomiques. Et comme nous le rappellerons maintenant, ils sont tous, pris isolément, fortement remis en question par les partisans des tendances radicales de l’empirisme et du mysticisme.


8 La Raison chahutée


Les nouveaux absolus du rationalisme, leur éloignement du Dieu de la Bible et de la notion de salut enseignée par l’Ecriture, les impasses historiques et les naufrages idéologiques dont notre histoire occidentale est jalonnée, tout cela peut expliquer qu’en dépit du succès des philosophies rationalistes, des voix ne cessent de s’insurger contre leurs partis pris réducteurs. Au Culte de la Raison succèdent souvent des comportements irrationnels, et là où semblaient triompher des principes, des lois, des «impératifs catégoriques», et toute une armada de symboles verbaux et de représentations mentales, c’est l’humain le plus élémentaire et le plus instinctif qui prend un malin plaisir à rappeler son existence.


C’est ainsi que les courants empiriste et pragmatiste, ou encore le sensualisme, vont sans cesse faire valoir leurs droits, dans la ligne de Locke, Hume, Condillac, Husserl, Scheler, Heidegger, et de tant d’autres. Ils avanceront l’idée que l’homme est capable de déduire tous les grands principes de la raison (et d’un comportement raisonné) à partir de l’expérience et (ou) de la sensation brute. L’ironie de telles positions, c’est que pratiquement tous ces penseurs défendront leurs thèses, et construiront leurs systèmes, d’une manière rigoureusement rationnelle! Les formes contemporaines de l’existentialisme (qui est aussi un humanisme, comme l’a déclaré J.-P. Sartre) vont dans ce sens. En refusant de reconnaître la réalité d’une essence humaine (c’est à dire d’une nature humaine préétablie et universelle), et en affirmant que l’homme n’est pas, mais qu’il devient ce qu’il se fait, les existentialistes marchent à la fois dans les traces du rationalisme hégélien, et dans celles des pragmatistes les moins favorables au rationalisme. Du reste, notre siècle offre d’autres exemples de rationalismes bizarrement mâtinés d’empirisme, tel l’«empirisme logique», ou néopositivisme, de R. Carnap (1891-1970), selon lequel tout peut être connu scientifiquement pourvu que l’on renonce à parvenir à la détermination illusoire d’une nature des choses qui serait cachée sous les phénomènes.


On peut essayer d’expliquer la confrontation rationalistes/empiristes de différentes façons. L’une d’entre elles est la mise en évidence de certains déraillements du rationalisme. Par exemple, le rationalisme s’est souvent permis d’appliquer des modèles logico-mathématiques à des objets qui ne pouvaient se laisser saisir par de tels instruments. Ou il s’est cru autorisé à utiliser ces mêmes modèles pour statuer sur l’essence des choses, de Dieu, de la nature, etc. A force de spéculer sur ce qui ne le regardait pas, le rationalisme s’est souvent discrédité. Nous croyons pour notre part que l’origine de tous les déraillements est essentiellement à l’endroit où l’apôtre Paul l’avait localisée: les humains ont délibérément tourné le dos à la Révélation de Dieu (présente dans la nature, mais aussi dans le Logos incarné et dans le Logos de L’Ecriture ) .De ce fait, « ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cour sans intelligence a été plongé dans les ténèbres» (Rom 1. 21).


Quant à l‘approche mystique, elle a ses représentants à toutes les époques (nous avions mentionné la gnose antique, remise au goût du jour par les dévots du Nouvel Age). Rappelons quelques noms: Saint Jean de la Croix (16e siècle), Maître Eckhart (14e siècle), Jacob Bôhme (16e siècle), Sainte Thérèse d’Avila (16e siècle), et l’écho qu’ils ont produit chez des penseurs comme Bergson ou Simone Weil. Chrétienne ou non, cette approche diffère de l’approche rationaliste en ce qu’elle cherche à se fondre dans un « Autre » tout différent et supérieur, alors que le rationaliste recentre tout sur le sujet pensant. Mais l’histoire en général a prouvé l’insuffisance d’une telle attitude, susceptible d’élans sublimes, mais aussi des pires déviances idéologiques, sectaires ou obscurantistes. Or, les grandes remises en question de l’esprit cartésien, les grands doutes au sujet de la toute-puissance de la science, la méfiance actuelle à l’égard de l’ordre, des structures, et des institutions, participent de cette quête mystique d’un absolu directement sensible et accessible, d’un bonheur de nature purement expérimentale et religieuse. Les hippies et Mai 68 se sont coulés dans ce mouvement, et la mode toujours plus prisée des religions orientales, de l’ésotérisme, de l’irrationalisme, et des disciplines du « bien-être » indique où souffle le vent. Pour une plus ample étude de ces tendances, nous recommanderons deux ouvrages. Le premier, d’un penseur chrétien bien connu: Francis Schaeffer, et son classique Démission de la Raison (Ed. de La Maison de la Bible, Genève, CH); le second d’une philosophe contemporaine de bon sens: Dominique Terré-Fornacciari, Les Sirènes de l’Irrationnel (Albin Michel, Paris, 1991).


9 Il faut savoir raison garder


Le monde moderne ne peut se passer d’un recours intense et quotidien à la raison pratique. Renoncer aux outils logiques, aux concepts éminemment subtils de la science, ou tout simplement à tous nos choix quotidiens fondés sur des décisions rationnelles, projetterait la terre dans le chaos.


Mais comme nous l’avons souligné dans notre introduction, il règne dans les esprits une forme sourde de rejet et d’irritation à l’égard de cette puissante idole. Elle n’a manifestement pas rempli toutes ses promesses, ni satisfait tous les besoins.


Cependant, le monde moderne sait qu’il serait mal avisé de sombrer sans restriction dans des systèmes fondés sur les seuls critères du pragmatisme ou sur les chimères du mysticisme. Il semble tenir à conserver quelques valeurs morales, et quelques garde-fous, malgré son attirance pour l’utilitarisme, pour l’hédonisme, et pour le pluralisme. Bref, il assure ses arrières.


Le seul chemin hors de l’ambiguïté et de la perte totale d’un sens cohérent ne passe pas, pour nos sociétés déchristianisées, par l’abandon de la raison, mais par le constat raisonnable dont parlait Pascal: que la raison avoue son insuffisance, reconnaisse qu’elle ne parvient jamais à l’essentiel, à Dieu, au salut, et encore moins à la vraie paix et à la vraie sécurité.


Comme l’enfant prodigue, il faut que la raison s’humilie, et revienne au Père, car « toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation » (Jac 1. 17). Alors seulement, sous le regard du Père, dans sa présence, et avec l’assurance de son amour miséricordieux, la raison comme les sens, l’esprit et le cour, apprendront à coexister en harmonie, et à vivre pour de bon.


SELON JEAN L’ÉVANGÉLISTE

Claude-Alain Pfenniger

Notre vie et notre salut éternels dépendent de Jésus-Christ et de notre foi en lui : voilà ce qui motive Jean à écrire son Évangile (3.16,36 ; 17.3 ; 21.31) 1.

Son projet, explicite dès la première page, (1.12) réapparaît dans d’autres textes de sa main (cf. 1 Jean 1.1-4 ; 5.13). Il précise par ailleurs que de cette relation avec Christ découlent la joie véritable et la réussite de la course chrétienne (15.1-17 ; 1 Jean 5.3-6). Quant à son Apocalypse, elle dévoile à ceux qui croientle triomphe de leur Seigneur lorsqu’il reviendra … et à ceux qui ne veulent pas de lui la perte infiniment tragique qu’ils subiront.

Mais la foi en Christ n’est pas le fruit d’une opinion subjective : elle implique une décision majeure précédée d’une révélation. Il faut en effet, très personnellement, faire connaissance avec Jésus de Nazareth, se laisser éclairer par lui (1.9).« Connaître » de manière à parvenir au salut n’est pas du ressort de notre intuition, ni de nos capacités humaines :« Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu le Fils unique2, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.3  » (1.18)

Le projet de Jean est donc immense :l’évangéliste entend nous guider vers la seule source de vie, de grâce et de vérité : Jésus-Christ. Et par implication, nous préserver des voies sans issue. Voici pour commencer quatre dangers dont il faut se garder avec soin sur ce chemin.

Alertes sur le sentier !

1. Croire en Dieu sans honorer Christ 

À l’époque de Jésus, des foules de gens croyaient au Dieu de la Bible. Pharisiens, scribes, sadducéens, simples croyants par tradition familiale ou nationale… Or, Jean, comme les autres évangélistes, a appris qu’il y a un abîme entre croyance et vraie foi. Il se souvient que Jésus a désavoué certains Juifs qui, parce que descendants ethniques d’Abraham, étaient convaincus d’avoir Dieu pour Père :« Si Dieu était votre père, vous m’aimeriez, car c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens […] Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. […] Vous n’écoutez pas, parce que vous n’êtes pas de Dieu. » (8.42a,44a,47b) Plus tard, ces « croyants »singuliers réclameront la crucifixion du Nazaréen.

Lorsque le persécuteur des chrétiens (et de Christ), Saul de Tarse, fut devenu l’apôtre Paul, il comprit qu’il existe un zèle pour Dieu qui est « sans intelligence » (Rom 10.2). Le frère du Seigneur, Jacques, confirmera ce paradoxe dans son Épître. Il avertit un « croyant » inconséquent :« Tu crois qu’il y a un seul Dieu, tu fais bien ; les démons le croient aussi et ils tremblent. » (Jac 2.19)

2. Apprécier les miracles sans accueillir Christ

L’Évangile selon Jean accorde une place stratégique aux signes surnaturels et aux miracles en lien avec le ministère de Jésus. En soi, la présence parmi les hommes de la « Parole faite chair » est déjà un miracle à la gloire de Dieu (1.14). La nature divine du Messie est même perçue par quelques-uns dès avant sa naissance4. Lors de son baptême, Jésus reçoit sous forme miraculeuse, visible et audible, le témoignage de sa divinité : l’Esprit descendant sur lui comme une colombe5. Jean-Baptiste et Jean l’évangéliste s’en laissent convaincre (1.32,34). Si l’on ajoute à ces premiers phénomènes surnaturels tous les autres miracles rapportés par Jean6, il y a matière à instruire tout lecteur honnête :« Jésus a fait encore, en présence de ses disciples, beaucoup d’autres miracles qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceci est écrit7 afin que vous croyiez que Jésus est le Christ (c.-à-d. le Messie), le Fils de Dieu … » (20.30,31a).

À la vue des miracles, certains crurent, pour un temps au moins, que Jésus venait de Dieu (2.11 ; 4.28,29 ; 4.53 ; 6.14 ; 7.31, etc.). Mais ceux qui ne suivent Jésus qu’à cause des miracles peuvent très vite tourner leur veste : les Juifs témoins de la résurrection de Lazare semblent croire en Jésus (11.45 ; 12.11,17,18) et se joignent au cortège triomphal des « rameaux », mais quelques jours plus tard, plus aucun ne s’interpose entre les bourreaux et le Seigneur abandonné.

Plus que cela :Jean établit que même les miracles les plus insignes (y compris la résurrection du Seigneur) ne peuvent forcer à croire ceux qui ne veulent pas de Christ. Car il faut aussi compter avec l’infinie mauvaise foi qui nous est naturelle : dans le récit, beaucoup redoutent d’« accueillir la lumière » (1.11) et aiment « les ténèbres plus que la lumière, parce que leurs œuvres [sont] mauvaises » (3.19). Pour se blanchir, ils vont jusqu’à refuser l’évidence en accusant Christ de blasphème (« il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu », 19.7b ; 10.33), de prodiges opérés par le truchement de pouvoirs démoniaques ou encore de folie (7.20 ; 8.48,52 ; 10.20). 8

3. Lire la Bible sans discerner Christ

L’accueil réservé au Fils de Dieu est-il plus facile pour ceux qui ont étudié les Écritures et vivent dans l’attente de la réalisation des prophéties messianiques ?Une connaissance au moins élémentaire de l’Ancien Testament a bien préparé certains individus à identifier le Fils de Dieu. Ce fut le cas de Jean, puis d’autres disciples au début du ministère de Jésus ; puis de Philippe qui dit à Nathanaël :« Nous avons trouvé celui dont il est parlé dans la loi de Moïse et dans les prophètes, Jésus de Nazareth, fils de Joseph. » (1.45b) Sur cette base biblique et après sa rencontre avec Jésus, Nathanaël confesse à son tour :« Rabbi, toi tu es le Fils de Dieu, toi tu es le roi d’Israël. » (1.49)

Mais quelle surprise lorsque nous assistons à l’entretien du théologien Nicodème avec Jésus ! Cet homme hautement instruit dans les Écritures est bien disposé à l’égard de Jésus :« Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de la part de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. » (3.2) Or, Jésus fait remarquer à son visiteur nocturne que celui-ci ne connaît pas même les rudiments de la sagesse divine (3.10). Le docteur de la loi, qui se prend pour un pair de Jésus, ne comprend ni l’identité du Fils de l’homme, ni le sens de sa mission, ni le chemin du salut. Nicodème doit découvrir que l’érudition biblique n’ouvre pas automatiquement la porte du Ciel.

Au reste, tous les personnages du récit évangélique qui, à tort et à travers, citeront les Écritures pour s’opposer au Seigneur ne feront que souligner leur méconnaissance et des Écritures, et de Christ (cf. 5.10,16,18 ; 5.39,40 ; 12.34 ; 19.7). Celui-ci livre la raison de leurs égarements : ses auditeurs ne veulent pas sincèrement venir à lui (5.40) ; ils n’ont pas l’amour du Père en eux (5.42) et ne croient pas même en Moïse (5.46,47) ; ils ne connaissent pas vraiment le Père, et par conséquent sont incapables de reconnaître le Fils (5.38), ni d’apprécier ses œuvres (10.25,26).

4. Voir Christ sans discerner Dieu

Parvenus à ce point de notre enquête, nous pourrions nous figurer qu’il est très ardu, voire exceptionnel, de parvenir à la foi qui sauve. Ne faut-il pas envier les quelques disciples qui eurent le privilège de vivre aux côtés du Maître pendant des années — le voyant à l’œuvre et agissant sous ses directives ? Voilà, dirait-on, la vraie initiation qui me convaincrait et m’amènerait à une foi efficace. Du reste, n’est-ce pas de sa longue fréquentation du Seigneur que Jean lui-même a puisé ses convictions ? Même anonymement, c’est lui ce disciple si proche de Christ« qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites.9 » (21.24a ;cf. 1 Jean 1.1-3) N’éprouvait-il pas un réconfort particulier à se voir comme « le disciple que Jésus aimait » (21.20a) ?

Ceux qui se sentent défavorisés parce qu’ils n’ont pas vécu dans une telle proximité du Seigneur éprouvent une nostalgie qui n’est pas sans fondement. Mais réfléchissons à ce que les disciples ont expérimenté. Vivre en compagnie du Messie n’a pas toujours entraîné la foi authentique. Rappelons :

–  Les proches parents de Jésus qui ne le comprennent pas(2.4 ; 7.3-5).

Certains disciples déserteurs. Le Seigneur les a pourtant expressément invités à croire en lui :« Voici […] la volonté de mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. […] Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement […] » (6.40 ; 51a) Mais ne recevant pas ce discours, ces disciples, qui rechignent à croire (6.64), s’insurgent :« Cette parole est dure, qui peut l’écouter ? » … et finissent par abandonner Jésus (6.66).

Les onze disciples qui deviendront plus tard les apôtres. 10 Ils croient certes en Christ dès le moment de leur vocation, mais leur foi est incomplète, vacillante, intermittente. Philippe, après des années auprès du Maître, demande à « voir le Père ». Sur quoi le Seigneur reprend son disciple :« Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ? Celui qui m’a vu, a vu le Père. » (14.9a) Et Jésus d’expliquer plus en détail, avec amour, ce qu’il avait déjà exposé, en particulier au travers de la parabole du « bon berger » (10.1-18).À savoir :la nécessité de sa mort à la croix, de sa résurrection, de son ascension, de sa glorification et de la venue du Saint-Esprit. Ces instructions ne laissent pas les disciples indifférents, puisqu’ils s’exclament :« Maintenant nous savons que tu sais toutes choses, […] c’est pourquoi nous croyons que tu es sorti de Dieu. » (16.30a,c) Quant à Jésus, reprenant de manière dubitative la déclaration de ses disciples (« Vous croyez maintenant ?… »), il sait que ceux-ci ne sont pas capables de le suivre là où il va. Mais sans leur tenir rigueur de leur inconscience, il plaide pour eux avec miséricorde dans sa touchante prière (dite « sacerdotale », chapitre 17).

Les disciples (les onze et d’autres) qui, après la résurrection, ont de la peine à s’ajuster à cette nouvelle réalité. L’exemple de l’incrédulité de Thomas, qui exige de voir et toucher le Seigneur pour croire, est le plus célèbre (20.27).

 À l’intention des sceptiques qui seraient tentés d’envier ceux qui ont côtoyé Jésus de près, ou de s’embarquer dans une quête de révélations surnaturelles et directes pour asseoir leur foi, le Seigneur déclare :« Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! » (20.29b ;cf. Luc 11.27,28). Du reste, certains personnages de l’Évangile, sans avoir longuement fréquenté le Seigneur, semblent parvenir assez rapidement à saisir l’essentiel et à croire en Christ : la Samaritaine et ses concitoyens (4.1-42), l’officier d’Hérode Antipas (4.46-53), l’aveugle-né (9.1-38), Marthe (11.21-27).

* * *

Résumons-nous. Les quatre dangers évoqués ci-dessus indiquent que la foi authentique en Christ n’est pas automatiquement engendrée et conduite à maturité par une simple acceptation de l’existence de Dieu ou de l’historicité de Jésus, ni par le spectacle de miracles, ni par des connaissances bibliques, ni par une révélation directe et matérielle du Seigneur.

De la connaissance de Christ à la Vie

Indépendamment des risques qu’ils peuvent comporter, les moyens d’approche de la « réalité spirituelle »décrits jusqu’ici ne sont pas dénués d’utilité. La raison en est qu’avant de croire en Christ exclusivement, il n’est pas indifférent que non seulement nous admettions la possibilité de l’existence de Dieu, mais aussi que nous soyons persuadés qu’il peut nous faire grâce et nous conduire à la vie éternelle (cf. Héb 11.6). Il n’est pas superflu d’assister à des œuvres qui portent la marque du Dieu tout-puissant (9.3 ; 10.38 ; 14.11). Il n’est pas inutile de connaître le message biblique, car c’est le support de l’Évangile et le canal du Saint-Esprit (cf. Rom 10.13-17 ; 1 Thes 2.13). Enfin, ce n’est pas peu de chose que de connaître le Christ historique à travers le prisme des Évangiles, car si Jésus n’avait eu ni corps, ni sentiments, ni voix, Jean n’aurait pas jugé bon de nous le représenter, homme parmi les hommes et Dieu venu du Père.

Que souhaiter de plus pour atteindre le but ?Voici encore cinq enseignements de l’Évangile qui devraient nous aider à parvenir à une connaissance adéquate de Christ.

1) Dans son magistral prologue, Jean annonce son sujet central :la Parole éternelle, Christ, le Fils de Dieu. Il enchaîne immédiatement sur ce que cette Parole peut opérer dans la vie de celui qui la reçoit sans arrière-pensée :« … à tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir (ou : le droit) de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. » (1.12,13)

Premier constat : le « sang » des ancêtres les plus prestigieux, la bonne volonté, les bons sentiments, les plus fermes résolutions, ne peuvent aucunement engendrer la foi, et encore moins transformer un pécheur en « enfant de Dieu ». Notre accession au statut d’enfants de Dieu est du ressort de Dieu, de son initiative, de sa volonté et de sa puissance à lui (15.16 ;cf. 1 Jean 4.9,10). Comprendre cela est plus important que n’importe quelle bonne œuvre, que n’importe quelle science.

2) Un peu plus loin dans l’Évangile, Jésus parle à Nicodème d’une expérience incontournable pour tout homme qui aspire au salut de Dieu :« Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. » (3.3b et ss.) La connaissance (scientifique, philosophique, ésotérique, religieuse, etc.) ne nous amènera jamais à franchir le seuil du royaume de Dieu. La connaissance purement humaine est cécité devant les réalités divines. Seul l’Esprit (3.5-8) peut faire de nous des créatures nouvelles, habitées par l’Esprit de Dieu et capables de comprendre les choses de Dieu (cf. 1 Cor 2).

Deuxième constat : on n’entre pas dans la famille de Dieu par évolution personnelle, par progrès moral ou par expérience. Il faut être prêt à se laisser régénérer par l’Esprit, à être ré-engendré au point de devenir « participant de la nature divine » (cf. 2 Pi 1.4). Une réalité à laquelle Nicodème n’avait jamais pensé !

3)La foule et en particulier les disciples ont souvent entendu Jésus discourir sur sa mort prochaine, mais avant la résurrection, ils n’en ont pas vraiment capté la nécessité, ni toute la portée. Apparemment, il ne nous est pas naturel d’admettre que Dieu consente à un tel sacrifice pour nous sauver, car la Croix met en évidence que nos œuvres sont foncièrement mauvaises ; d’où l’incompréhension, voire l’hostilité des contemporains de Jésus lorsqu’il aborde ce thème (7.7 ; 8.28-61). Pourtant, le but de la Croix n’est pas de nous condamner :« Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (3.17)

Troisième constat :Jésus est le moyen de salut choisi par Dieu pour nous tirer de la fosse du péché et de la mort :« …il faut […] que le Fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. » (3.14b,15) Pas de salut sans l’œuvre expiatoire et libératrice de l’Agneau de Dieu à la croix(1.29,36). Notre intérêt pour les choses de Dieu ou pour le monde invisible n’est d’aucune valeur si nos regards de foi ne se fixent pas sur cette œuvre unique, en toute priorité.

4) On peut assister en spectateur aux œuvres les plus sublimes, aux miracles les plus éclatants, on n’en restera pas moins soi-même à la fin du spectacle, libre d’aller et de penser comme avant. C’est ainsi qu’ont agi beaucoup de contemporains du Seigneur. Les vrais disciples sont ceux qui entendent la voix du berger et le suivent (10.4 ; 21.23a), parce que le berger a donné sa vie pour eux et qu’ils l’aiment en retour, sachant que leur chef les nourrit et les protège (10.9-11).

Quatrième constat :la vraie connaissance et la vraie foi se fixent sur le Berger parce qu’elles sont instruites de son amour, de sa personne, de ses intentions, de ses moyens de grâce, des désirs de son cœur. En cela, on a bien dit que le christianisme était une Personne, et non une religion ou un idéal.

5)« Au commencement était la Parole… » ;« Tout a été fait par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. » (1.1a,3) Ainsi en est-il de la vie chrétienne et de son commencement. Le « souffle » de Dieu prépare le cœur du pécheur à la repentance, à la soumission sans condition ; le pécheur capitule devant son Sauveur, il croit en la grâce et dans le pardon de Dieu ; sa foi entièrement engagée sur Christ, il va naître de nouveau en Christ.11 À ce moment-là, le pécheur mort dans ses péchés devient enfant de Dieu. Jésus vient habiter en lui par l’Esprit (14.16-21 ;cf. Éph 1.13,14), il l’incorpore à l’Église universelle, rendant sa marche et sa communion avec Dieu possibles et fructueuses, le préparant à entrer dans le royaume éternel. 

Cinquième constat :connaître Christ, dans le sens plein du terme, commence donc à la conversion et s’approfondit éternellement. Dès ses premiers pas de foi, le nouveau-né en Christ est à l’école de Christ, partageant épreuves et victoires avec lui, ainsi qu’avec ses frères et sœurs dans la foi. C’est à ce programme que les derniers grands entretiens de Jésus avec ses disciples sont consacrés (chapitres 13-17) ; Jean en développera les aspects pratiques dans ses épîtres… comme dans les « lettres aux sept Églises » d’Apocalypse 2 et 3. Les autres auteurs des épîtres du Nouveau Testament nous encourageront à appliquer ces principes divins à notre vie de couple et de famille, à nos rapports dans l’église locale, à nos liens avec le monde, etc.

* * *

Qu’il nous suffise pour terminer de rappeler les recommandations de l’apôtre Paul en vue de notre progression dynamique dans la connaissance de Christ :« Marchez d’une manière digne du Seigneur pour lui plaire à tous points de vue ; portez des fruits en toute sorte d’œuvres bonnes et croissez dans la connaissance de Dieu… » (Col 1.10 ;cf. Phil 3.10-14 ; Col 1.28-2.3 ; 2 Pi 1.3-9). Le Seigneur lui-même veut nous amener au but. Il est notre ambassadeur auprès du Père :« La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (17.3)

1 Dans cet article, toutes les références données sans indication de livre biblique proviennent de l’Évangile selon Jean.
2 Littéralement : « le Dieu seul engendré ».
3 Littéralement : « qui l’a dévoilé, révélé ».
4 Cf. Luc 1.31-33, ;40-44.
5 Les trois autres évangélistes nous rapportent que la voix de Dieu lui-même se fait entendre à ce moment, déclarant : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection. » La voix céleste retentit de manière analogue à la fin du ministère de Jésus (12.28), mais le résultat est contrasté : certains disent que « c’était le tonnerre », d’autres qu’un ange a parlé à Jésus (20.28). Le bilan général est franchement négatif : « Malgré tant de miracles qu’il avait faits devant eux, ils ne croyaient pas en lui. » (12.37) Mais nuançons : « Cependant, même parmi les chefs, plusieurs crurent en lui ; mais à cause des Pharisiens, ils ne le confessaient pas, pour ne pas être exclus de la synagogue. » (12.42)
6 Voir l’article de Scott McCarty dans ce numéro.
7 « Ceci », c’est-à-dire tout l’Évangile, un texte qui ne sert pas seulement à comptabiliser des miracles, mais surtout à fournir tout ce qui peut nourrir notre connaissance de Christ et à nous ouvrir les yeux sur notre état face à Dieu.
8 Sans aller aussi loin dans la haine, Pilate se réfugie dans une question hypocrite par laquelle il cherche à tenir à distance les affirmations de Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » (18.38a). Il ressemble aux agnostiques d’aujourd’hui.
9 « Et nous savons que son témoignage est vrai », ajoute le texte. À cause du « nous savons », certains voient dans cette partie de l’Évangile un ajout de la main d’un compagnon de Jean. Cette éventualité ne change rien au message de fond.
10 Nous laissons intentionnellement de côté le cas de Judas Iscariot.
11 Pour plus de détails, voir l’article de R. Pache dans ce numéro.


Le travail de Dieu

12418″>Un Dieu travailleur par excellence

À quel travailleur comparer Dieu ? Il n’a pas de rival. « C’est le Dieu d’éternité, l’Éternel, qui a créé les extrémités de la terre ; il ne se fatigue ni ne se lasse ; son intelligence est insondable. » (És 40.28 ; cf 42.4a) Son être dépasse de loin toutes les frontières du temps et de l’espace, les cieux des cieux ne peuvent le contenir (1 Rois 8.27) — et pourtant il consent à inscrire son activité dans le cadre limité de l’histoire du monde, de l’homme si petit, de la durée. Dans ce cadre, il déploie et rend manifestes ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité (Rom 1.20a).

Sa puissance : d’une parole, elle fait surgir les cieux et la terre du néant : « Il ordonne et la chose existe. » (Ps 33.9 ; cf. És 44.24b) Une puissance qui produit l’abondance, avec prodigalité ; mais une puissance sage, contrôlée, attestant du plus grand génie organisateur ! Un travail savant, méthodique et tout ensemble insurpassable dans sa fantaisie comme dans sa beauté. Dieu comme architecte et comme virtuose au jeu des formes, des couleurs, du mouvement, dans l’écoulement du temps. Il y a dans cet « enfantement » cosmique une joie, une exubérance, si bien exprimée par la Sagesse personnifiée en Proverbes 8.30-31 : « J’étais à l’œuvre auprès de lui (l’Éternel), et je faisais de jour en jour ses délices, jouant devant lui tout le temps, jouant sur la surface de sa terre… ». Selon le Nouveau Testament, cette joie fut celle de Christ lui-même parce que le Fils est le grand artisan de la création (cf. Col 1.16 ; Héb 1.2).

Mais ce Dieu travailleur ne se complaît pas dans le faire pour le faire. Son activité ne tourne pas à vide. Il ne crée pas des objets pour le simple plaisir de voir sa force à l’œuvre. Il anime la matière, il place ses créatures dans un monde favorable. Il modèle et installe l’intendance du jardin terrestre : le premier couple, image vivante de son Créateur. Dieu daigne associer l’homme et la femme à son travail, en leur accordant, en même temps que des directives précises (Gen 1.28-30 ; 2.16-17), la liberté d’organisation, l’intelligence requise pour l’accomplissement de leur mandat et la communion avec lui. Il en subsiste encore aujourd’hui, tout au fond de chacun de nous, une joie instinctive d’exister, reflet lointain de celle que Dieu a ressentie au spectacle de sa création : le Tout-Puissant, « dans les générations passées, […] a laissé toutes les nations suivre leurs propres voies, quoiqu’il n’ait cessé de rendre témoignage de ce qu’il est par ses bienfaits, en [nous] donnant du ciel les pluies et les saisons fertiles, en [nous] comblant de nourriture et de bonheur dans le cœur. » (Act 14.16-17)

Un Dieu disposé au plus dur travail

Le jeune monde « très bon » ne le demeure pas longtemps. De par l’influence du destructeur, le péché s’introduit au cœur d’Éden. Dieu se remet à la tâche. La chute d’Adam et Ève le pousse immédiatement à réagir et à repositionner l’homme et la femme sur la terre abîmée par le mal, la peine et la mort. Dieu amorce un plan de sauvetage aux dimensions de l’univers (cf. Rom 8.19-22). De toute éternité, il a décidé que ses œuvres seraient exécutées pour et par son Fils, avec l’assistance du Saint-Esprit. Ce travail englobe, entre autres choses, la création, la perpétuation du monde créé, l’élection d’Abraham puis celle d’Israël, la rédemption de notre race (1 Pi 1.18-20 ; Héb 1.1-4), et ultimement l’instauration du royaume éternel (1 Cor 15.20-26).

Résolu à atteindre son but, Dieu ne choisit pas les raccourcis. Il sait qu’il doit premièrement convaincre l’homme de la gravité de son état… et du jugement à venir. Les égarements des peuples et les errances d’Israël fourniront une démonstration nécessaire et suffisante qui établira que tous les humains sont indéniablement pécheurs et perdus, incapables de se réconcilier avec Dieu par leurs propres moyens (cf. Rom 3.9-20). Mais d’autre part, cette histoire (celle d’Israël sous la loi, en particulier) préparera la venue du second Adam, serviteur de l’Éternel et sauveur du monde : Jésus-Christ (cf. Gal 3.22-24). Dieu œuvrant d’Adam jusqu’à Christ : un immense chantier éducatif, en somme.

Mais quel travail ingrat que celui de Dieu tout au long des siècles ! Qui n’a pas lu son verdict sur la race humaine à l’époque de Noé (Gen 6.1-7) ? Quant au peuple élu, ce n’est certes pas le progrès qui, sur le plan moral et spirituel, le caractérise ; sans la miséricorde de l’Éternel, Israël aurait définitivement sombré corps et biens (cf. Ps 107) ! Des centaines de passages en témoignent, dans lesquels les déceptions et les reproches de Dieu se font entendre. Qui ne se souvient des complaintes du vigneron d’Israël frustré du fruit de son labeur (És 5.1-7) ? Qui n’a pas en mémoire l’image du potier qui doit patiemment reprendre son ouvrage pour enfin réussir un vase à sa convenance (Jér 18.1-10 ; És 45.9 ; Rom 9.21) ? Qui a oublié la prière des anciens d’Israël au temps d’Esdras (Néh 9.5-37) et celle de Daniel (Dan 9.4-19) ? Dans ces deux invocations, les relations d’Israël avec Dieu sont récapitulées de manière dramatique ; sur fond d’incrédulité et de révoltes humaines, l’immensité de l’amour de Dieu envers son peuple, son engagement admirable en faveur de ses créatures indociles soulignent ses qualités de berger fidèle.

C’est bien sûr Jésus-Christ qui parachève tout ce « labourage » préparatoire : par son acceptation de l’incarnation, par son humiliation, par son obéissance parfaite au Père, par l’expérience de toute l’opposition injuste de la part de ceux-là mêmes qu’il est venu sauver (cf. Mat 23.37 ; Luc 19.41-42). Et seul à en être capable, il achève l’œuvre ultime de notre rédemption en se soumettant au supplice infâme de la croix (Phil 2.5-11). Mais son Dieu avait dès longtemps décrété : « Après les tourments (ou : le travail) de son âme, il (Jésus) rassasiera ses regards ; par la connaissance qu’ils auront de lui, mon serviteur juste (Jésus) justifiera beaucoup d’hommes et se chargera de leurs fautes. » (És 53.11, voir tout le chapitre).

Maintenant, qui dira que depuis sa résurrection et son ascension Jésus est resté inactif ? Par l’Église véritable, par sa Parole, par l’Esprit, il cherche tous ceux qui doivent encore hériter du salut, les accompagne en toutes circonstances et les forme en vue de la gloire éternelle. Il intercède sans cesse pour le monde et pour les siens. Il intervient en grâce mais aussi en avertissements solennels. Il s’apprête à revenir pour régner avec tous les croyants et à juger les rebelles (Act 17.30-31).

Du travail de Dieu au nôtre

Les livres qu’on pourrait écrire sur le travail de Dieu en Christ occuperaient, selon l’apôtre Jean, un espace tel que le monde entier ne pourraient les contenir (Jean 21.25). Mais l’exemple que le serviteur de Dieu nous laisse suffit à nous pousser à la réflexion et à l’action. N’a-t-il pas dit que si nous nous convertissions et croyions en lui, si nous devenions de nouvelles créatures par le baptême du Saint-Esprit, nous serions unis à lui dans sa vie et dans ses entreprises (Jean 3.1-8 ; 14.10-14 ; 15.1-17) ? Les apôtres confirment ces promesses, dans leurs expériences de serviteurs de Dieu (Marc 16.20) et dans leurs exposés doctrinaux (Rom 6.1-8). Ayons donc confiance en celui qui nous invite à travailler assidûment pour sa gloire, qui ne nous cache pas que le chemin sera parfois ardu, mais qui nous assure que la chose est possible. Il est un maître compatissant, prêt à porter les charges avec nous, attentionné envers ceux qui se savent faibles et faillibles mais désirent l’honorer, et qui nous réserve la paix, le repos dont nous avons besoin, comme lui-même s’est reposé (cf. Mat 11.29 ; 12.20 ; Phil 4.6-7 ; 1 Pi 5.7). Puissions-nous, dans le travail séculier que nous accomplissons ou dans l’exercice d’un ministère quelconque, parvenir à cette conviction de l’apôtre Paul, beaucoup plus humble qu’il n’y paraît : « … je travaille en combattant avec sa force (celle de Christ) qui agit puissamment en moi. » (Col 1.29)


« Péché originel : péché commis par Adam et Ève et dont tout être humain est coupable en naissant. » (Le Petit Robert, 2012)

Le dogme du « péché originel » est depuis longtemps contesté. Apparemment sans succès décisif, puisque ses négateurs doivent sans cesse revenir à la charge. Une théologienne suisse libérale, Lytta Basset, déplore que l’obsession de la faute originelle reste ancrée dans la conscience de nos contemporains – malgré la déchristianisation générale. Selon elle, l’idée du « péché originel » serait la cause de sentiments de culpabilité injustifiés, de comportements névrosés, et constituerait un sérieux frein à notre épanouissement, personnel et social. Elle rappelle que le « péché originel » est un dogme tardif, formalisé par le Père de l’Église Augustin d’Hippone (354-430) et elle propose de s’en débarrasser comme on le ferait d’une hérésie41.

Le péché a-t-il encore la cote ?

Le mal et le péché représentent un juteux fonds de commerce pour nos medias : violence, perversion morale, corruption, visions d’horreur se vendent bien. Mais constat paradoxal : appliquée à soi-même, la notion de péché (originel ou pas) est gênante. Et ce ne sont pas seulement les incroyants qui cherchent à relativiser la gravité de leurs péchés – de ce qu’ils nomment leurs points faibles. Il arrive que l’on ait honte d’aborder ce thème frontalement dans des milieux chrétiens traditionnels. Serait-il devenu nécessaire de parcourir la Bible avec les ciseaux du censeur pour en éliminer toutes les références à des tendances innées au mal ? Faut-il renoncer à l’idée d’un « péché originel » aussi désolant qu’une tare héréditaire, pour ne conserver que les promesses de paix, de règne et de félicité… ?

Accusé, levez-vous !

En vrac, qu’a-t-on reproché au « péché originel », au fil du temps ?
– De véhiculer une image négative de l’être humain et de Dieu ;
– De faire injustement porter la faute de nos premiers parents à des milliards de descendants innocents ;
– De nous pousser à nous méfier de nous-mêmes et des autres ;
– De nous servir à expliquer n’importe quel comportement problématique ;
– De nous inciter à une forme de fatalisme et de laxisme ;
– D’envoyer en enfer tous ceux qui ne sont pas en mesure de comprendre l’Évangile (les nourrissons, les individus qui n’ont pas accès à ce message) ;
– D’enfermer la relation Dieu — homme dans un discours légaliste ;
– De se fonder sur une notion extrabiblique (la nature humaine a été totalement corrompue) ;
– De ne pas tenir compte des fruits universels de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ, qui a « ôté le péché du monde ».

On l’aura deviné, pour des raisons multiples, les détracteurs du « péché originel » peuvent se trouver dans les rangs des humanistes ou des libres penseurs, des scientifiques évolutionnistes ou des théologiens libéraux — ou même parmi les représentants officiels du judaïsme, de l’islam et des églises orthodoxes d’Orient, car les trois nient cette réalité. Mais c’est aussi Monsieur Tout le Monde qui cherche à s’en distancer, parce qu’il se voit d’ordinaire plutôt bon que mauvais…

Le « péché originel » : un scandale ?

Malgré ce qui vient d’être rappelé, les traditions religieuses ou philosophiques, tout comme les divers courants du christianisme, maintiennent fermement la notion de responsabilité humaine : la faute a des conséquences(ou une rétribution). Que la faute morale ait une portée collective, sociale, ou qu’elle soit circonscrite au domaine privé ; qu’elle ait une dimension métaphysique ou simplement terrestre, sa possibilité est reconnue comme une expérience humaine inévitable. On admet également que ses retombées puissent être lourdes et hypothéquer l’avenir.

Qu’est-ce donc qui dérange particulièrement dans la notion de « péché originel » ? C’est premièrement sa transmission automatique aux descendants des premiers coupables : un déterminisme aussi implacable rebute. C’est ensuite que, contrairement à une faute sanctionnée par une « punition » appliquée au fautif, le « péché originel » entraîne un verdict très sévère à l’égard de créatures qui n’ont pas même conscience d’une faute, ou qui n’en ont pas commis. Notre existence devient répréhensible dès son apparition. Cette logique n’est pas celle d’un tribunal ordinaire42.

De plus, le décret de Dieu sur notre nature réelle heurte de plein fouet notre conscience morale. Instinctivement, nous nous sentons mal à l’aise à l’idée d’être radicalement « inacceptables » aux yeux d’un Dieu parfaitement juste43 Ne pouvant, par orgueil, simplement déclarer forfait, il nous importe plus que tout de trouver un moyen de nous justifier. Nous cherchons cette justification dans le déni de « nature corrompue » — en nous efforçant de croire en l’existence d’un « noyau pur » tout au fond de nous-mêmes.

Un procès mal instruit

Beaucoup de penseurs, d’écrivains et de théologiens occidentaux se sont déclarés réfractaires à l’idée du péché originel. La plupart sans tellement se soucier des 1500 pages qui, dans la Bible, s’ajoutent au récit de la désobéissance d’Adam. Si le message chrétien se limitait à la description de la catastrophe morale et spirituelle de la Chute, il conviendrait effectivement de l’oublier au plus vite. Mais toute l’Écriture nous est offerte pour comprendre de quoi et comment Dieu cherche à nous sauver. Il faut seulement avoir l’honnêteté d’écouter tout le discours, et de l’écouter sans en brouiller le message.

Un des « brouillages » les plus populaires reste généralement la négation de l’historicité de la Création et de ces « premiers parents » qu’aucun auteur biblique n’a jamais considérés comme des figures mythiques. Les attaques contre l’autorité biblique se sont multipliées, surtout depuis l’Âge des Lumières (XVIIIe siècle)44. Même dans le monde évangélique actuel, un certain dénigrement de la crédibilité historique de la Bible se manifeste. On en arrive à accueillir sans prévention des relectures« émergentes » de la Parole qui la détournent de sa mission première, à savoir : opérer une réconciliation éternelle entre l’homme perdu et son Dieu45.

Pour une vision plus juste du « péché originel »

Voici quelques jalons pour garder le dogme du « péché originel » dans une perspective biblique équilibrée.

1. Le « péché originel » ne doit par être rejeté à cause des abus auxquels il a servi. Le monde religieux a malheureusement agité ce dogme pour terroriser les esprits afin de mieux les contrôler ; il a mis en place un odieux commerce d’« indulgences » et par toutes sortes de trafics, il a monnayé le salut au profit du clergé. Finalement, le « péché originel » a tellement occupé le devant de la scène que tout en a été obscurci et des âmes scrupuleuses s’en sont trouvées pathologiquement angoissées. Il faut donc dénoncer ceux qui ont follement exploité ce dogme, mais non le dogme.

2. Le « péché originel » n’est pas d’emblée manifesté par des actes répréhensibles. Il y a une grande confusion, dans les esprits, entre « péché originel » et « actes coupables » 46Commettre des actes malheureux qui causent un certain dommage peut nous amener à des remords et à des tentatives d’amendement. Pour autant, nous ne nous sentons pas fondamentalement mauvais. Mais lorsque la Parole et l’Esprit de Dieu nous révèlent que, par dépravation naturelle, nous éprouvons un « malin plaisir » à enfreindre la loi de Dieu et à rejeter son autorité, nous avons l’évidence d’un mal plus grave. L’apôtre Paul témoigne de cette découverte : « Je n’ai connu le péché [qui habite en moi] que par la loi. Car je n’aurais pas connu la convoitise, si la loi n’avait dit : Tu ne convoiteras pas. Et le péché, profitant de l’occasion, produisit en moi par le commandement toutes sortes de convoitises ; car sans loi, le péché est mort. » (Rom 7.7b-8) Ainsi reconnaissons-nous que le « péché originel » qui colle à notre chair préexiste à tout acte conscient, à toute mauvaise action délibérée. Que notre cœur naturel est mauvais a priori, qu’il pèche instinctivement47.

Comme une bête immobile, tapie dans l’ombre, le péché qui nous habite originellement peut sembler mort, ou anodin, mais il n’en est pas moins là, indépendamment des actes qu’il n’a pas encore commis. Et c’est probablement cette présence indésirable qui nous pèse, car tout au fond de nous-mêmes, nous aimerions aussi faire tout très bien : «  Car je le sais : ce qui est bon n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair. Car je suis à même de vouloir, mais non pas d’accomplir le bien48 […] Misérable que je suis… » (Rom 7.18,24a) Cette expérience est aussi navrante qu’essentielle49Mais ce n’est pas la fin du parcours du salut.

3. La réalité du « péché originel » est exposée dans la Bible tout entière. Elle n’est pas sortie de l’imagination d’Augustin et de quelques-uns de ses continuateurs catholiques ou protestants. Ce dogme ne repose pas non plus sur les seuls textes de Gen 3 ; Ps 51 ; Rom 5.12-19ou 1 Cor 15.20-49, quoique ces passages aient donné du fil à retordre à ceux qui ne voulaient pas en accueillir le sens évident. L’argument qui veut que le « péché originel » soit une affabulation, parce que ce terme n’apparaît pas dans l’Écriture, est faible. Des doctrines ont été formalisées lors des premiers grands conciles sans que les termes utilisés se trouvent nécessairement dans la Bible. Ne nous interdisons pas d’examiner, humblement, les écrits des Pères de l’Église, mais n’oublions pas que ce sont des hérésies qui ont contraint ces chrétiens à descendre dans l’arène et à clarifier certaines notions en leur assurant une assise biblique et exégétique crédible. Si nous écrivons encore aujourd’hui pour affirmer la réalité du « péché originel », c’est parce que beaucoup la rejettent comme le fit Pélage qu’Augustin combattit50.

Tout ce que dit l’Écriture au sujet d’Israël et des nations démontre que le problème du mal n’est pas, prioritairement, d’origine sociologique, ou psychologique, ou politique, mais que le péché est constitutif de l’être humain. Le mal actuel ne vient pas seulement du Diable, ou de mauvaises influences51, ou de l’ignorance : il est étroitement chevillé à toutes les facultés de la créature humaine dès sa conception — et dès l’origine de l’histoire. Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, que l’homme soit capable de coups de génie, d’œuvres étonnantes et même d’actes d’altruisme (cf. 1 Cor 13.1-3). Mais en regard de la perfection divine et du salut éternel, tous ces exploits ne sont que vanité (voir le livre de l’Ecclésiaste).

4. Le « péché originel » est « imputé » à tous. Un théologien bien connu des évangéliques, H.C. Thiessen, a dit ceci : « Les Écritures enseignent que le péché d’Adam et Ève a constitué pécheurs toute leur postérité. Le péché d’Adam a été imputé ou porté au compte de chaque membre de la race. Nous lisons dans Rom 5.19 : “Par la désobéissance d’un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs.” C’est à cause du péché d’Adam que nous venons au monde avec une nature corrompue et que nous sommes sous la condamnation de Dieu (Rom 5.12 ; Éph 2.3). Comment pouvons-nous être responsables d’une nature corrompue dont nous ne sommes pas personnellement et consciemment la cause, et comment Dieu peut-il, en toute justice, mettre sur notre compte le péché d’Adam ? » L’auteur répond que l’imputation du péché originel (et de ses conséquences) à la race entière s’explique principalement par le fait qu’aux yeux de Dieu, Adam a agi en tant qu’individu, mais aussi en tant que représentant de toute la race à venir. Le Nouveau Dictionnaire Biblique fait remarquer que la première sanction du péché d’Adam, la mort physique, a déjà été appliquée sur ceux qui, d’Adam à Moïse, n’avaient pas péché de manière semblable à celle d’Adam et qui n’avaient pas encore la loi pour définir exactement le péché (Rom 5.12). Il en déduit : « Adam a agi en tant que notre représentant, il nous a engagés tous dans sa décision, tout comme le roi d’un pays ou son ambassadeur engage tous les membres de son peuple par sa signature d’un traité de paix ou d’une déclaration de guerre », et conclut : « C’est pourquoi le péché marque tous les hommes, qu’ils soient conscients et responsables ou non (enfants, aliénés, handicapés mentaux) et son « salaire » (Rom 6.23) est payé par tous52

5. Toutefois,H.C. Thiessen déjà cité rappelle que Dieu est prêt à imputer la justice de Christ à celui qui croit.« Le fait demeure qu’à cause de la désobéissance d’Adam tous ont été constitués pécheurs, et que, grâce à l’obéissance de Christ, le croyant est rendu juste. Les Écritures n’expliquent pas pleinement comment cela s’est fait, mais elles déclarent toutefois qu’il en est bien ainsi53

L’imputation de la justice de Christ est donc, dans la perspective de Dieu, le moyen de surmonter la tragédie du péché et de la séparation d’avec Dieu. L’œuvre de Christ et le message libérateur de l’Évangile n’ont ni sens, ni force si le parallèle entre l’œuvre d’Adam et celle du « second Adam » est aboli. Pourquoi imputer la justice, le pardon et toutes les perfections de Christ au croyant si ce dernier ne se sait pas, d’abord, profondément et irrémédiablement perdu en lui-même ?Nier le « péché originel » revient à se moquer des souffrances de Christ, comme de sa Parole.

Au-delà de la culpabilité

Considérons en effet la magistrale réhabilitation que représente l’œuvre du salut pour nous qui croyons en Christ :
– De très loin, l’amour de Dieu est venu à notre rencontre : « Mais en ceci, Dieu prouve son amour envers nous : lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. » (Rom 5.8)
La grâce de Dieu nous est pleinement accordée : « La grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, a été manifestée. » (Tite 2.11 ; voir le développement au ch. 3.3-7)
– La justice de Dieu nous est conférée par la foi : « Mais maintenant, sans la loi est manifestée la justice de Dieu […] par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient. » (Rom 3.21a,22b)
– Le salut en Dieu nous est assuré : « Car le salaire du péché, c’est la mort ; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur. » (Rom 6.23)Christ, par son obéissance, « est devenu pour tous ceux qui lui obéissent l’auteur d’un salut éternel » (Héb 5.9b).
– La loi de Dieu ne peut plus nous condamner à la perdition : « La loi est intervenue pour que la faute soit amplifiée ; mais là où le péché s’est amplifié, la grâce a surabondé.» (Rom 5.20) « Il n’y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ […] En effet, la loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ m’a libéré de la loi du péché et de la mort. » (Rom 8.1-2)
– La vie de Dieu triomphe de notre crainte de la mort :Christ a participé à notre condition humaine « afin d’écraser par sa mort celui qui détenait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable, et de délivrer tous ceux qui, par crainte de la mort, étaient toute leur vie retenus dans l’esclavage. » (Héb 2.14b-15)

Une double acceptation pleine de bon sens

Reconnaître l’impossibilité d’accomplir mon salut, de me justifier moi-même ;admettre mon fiasco spirituel complet devant mon Créateur trois fois saint ;

Saisir la vie nouvelle que Dieu m’accorde en Christ et avec Christ, en pleine connaissance de cause, dans une repentance sincère et une foi fondée, pour devenir enfant de Dieu. C’est ainsi que je serai rendu capable de triompher des désirs mauvais de ma chair (Gal 5.13-23), de « tenir ferme contre les manœuvres du diable » (Éph 6.10-17) et d’atteindre le but.

Tel est le programme. Puissions-nous donc ne pas minimiser la gravité du « péché originel », afin de ne pas dévaloriser l’Évangile et de ne pas passer à côté de l’héritage inestimable que Dieu nous accorde.

 

  1. Voir Lytta Basset, « Oser la bienveillance » (Éditions Albin Michel, 2014). Voir aussi, à propos de ce livre, l’article « Cessons de culpabiliser, devenons responsables », d’E. Gehrig, dans le quotidien Le Temps du 26.04.14, p. 38 ; également celui d’I. Falconnier : « Il faut réhabiliter la nature humaine », dans la revue L’Hebdo du 20.03.14, p. 34-37. (Tous ces auteurs ne représentent pas notre point de vue).
  2. Le système catholique a résolu le problème à sa manière : il suffira de décréter que le baptême « ôte le péché originel » pour que le nouveau-né soit sauvé, en cas de mort prématurée. On chercherait bien en vain une telle vertu du baptême dans l’Écriture, mais il est vrai que la question du sort éternel des petits enfants, héritiers involontaires de la nature pécheresse de leurs parents, est au cœur du « scandale » du péché originel. Cependant, celui qui croit que Dieu, parce qu’il est Dieu, ne jugera personne injustement ni arbitrairement fait simplement confiance à Dieu quant à l’issue finale de chaque destin personnel (cf. Rom 2.12-16).
  3. Genèse 3.10 est la première manifestation de ce réflexe.
  4. Pierre Bayle, Diderot et Voltaire, par exemple, en furent des pivots.
  5. Jean 20.31 ; 2 Cor 5.17-21.
  6. Des esprits fameux se sont souvent sentis tourmentés par le sentiment d’une faute obscure qu’ils ne parvenaient pas à identifier et dont Dieu (ou leur conscience, ou les autres) les accusaient sans raison claire. Pensons à Kierkegaard dans ses écrits autobiographiques, à Kafka dans « Le Procès », à Camus dans « La Chute ». Mais il y encore du chemin entre ces expériences et l’acceptation du diagnostique et du remède évangélique.
  7. Jér 17.9 ; Marc 7.21-23 ; Éph 2.1-3.
  8. « Accomplir le bien » au sens absolu, c.-à-d. plaire à Dieu, satisfaire à ses exigences, faire sa volonté, l’aimer et aimer son prochain.
  9. Autres passages clairs sur l’universalité du péché, signe de la réalité du « péché originel » : 1 Rois 4.46 ; Ps 143.2 ; Pr 20.9 ; Ecc 7.20 ; Luc 11.13 ; Jean 2.24,25 ; 3.19,20 ; Gal 3.22 ; 1 Jean 1.8, etc.
  10. Pélage niait la méchanceté innée de l’être humain et prétendait que l’homme est bon jusqu’à ce que, consciemment, il commette des péchés.
  11. Comme celles provenant du corps social, selon Rousseau. La fiction de l’homme bon par nature, mais corrompu par la société, a encore de nombreux partisans.
  12. Article « Imputer, imputation », « Nouveau Dictionnaire Biblique », Éditions Emmaüs, 1992, p. 598-599.
  13. Voir Henry C. Thiessen, « Esquisse de Théologie biblique », Éditions Farel, 1987, p. 209-215