PROMESSES

Pour commencer, une petite question de connaissance biblique : quel est le premier commandement que Dieu a donné à son peuple après lui avoir fait passer la mer des Roseaux ?

Il se trouve en Exode 16. Un mois et demi après leur libération, les Israélites se plaignent (déjà !) d’être sortis d’Égypte où « ils n’avaient qu’à tendre le bras pour se rassasier de viande et de pain » et accusent Aaron et Moïse de vouloir les faire mourir au désert. On connaît la suite : Dieu envoie tellement de cailles qu’ils en seront dégoûtés, et commence sa livraison quotidienne de manne – qui durera 40 ans !

C’est en lien avec ce « pain du ciel » qu’arrive le premier commandement de Dieu à son peuple sorti d’Égypte. Tous les matins pendant cinq jours, les Israélites quitteront leur campement pour recueillir la manne, et le sixième ils en ont récolteront une double portion. Étonnés par cette abondante moisson, les chefs reçoivent par Moïse l’ordre de Dieu de se préparer à ne pratiquer aucun travail le lendemain – ni ramassage, ni cuisine – car ce jour sera le sabbat consacré à Yhwh (l’Éternel). Le lendemain, on ne trouvera plus de manne à récolter, et celle préparée la veille n’aura pas connu l’avarie.

1.  Stop !

 Le premier commandement de Dieu à son peuple… c’est de s’arrêter, de se reposer un jour par semaine (Ex 16.23). Mais comment manger, si on ne travaille pas pour se nourrir ? N’est-ce pas un manque de sagesse, une preuve d’irresponsabilité que de cesser ainsi son activité ?

Dieu anticipe cette résistance en pourvoyant à l’avance aux besoins des Israélites : le sixième jour, il leur donnera le double. Ils pourront donc s’arrêter de travailler, tout en ayant de quoi subvenir à leurs besoins. On découvre ainsi que c’est bien Dieu l’inventeur des congés payés !

Il est frappant que le premier commandement de Dieu concerne le travail des humains, leur activité pratique et quotidienne. Et c’est par une approche toute pratique que Dieu institue le sabbat : six jours de manne, un jour sans et une double portion au sixième jour pour le septième1.

Dieu met ainsi lui-même une limite au travail de l’homme et lui enseigne la confiance. Car on l’oublie peut-être, mais il faut une certaine confiance pour s’arrêter de travailler et croire que nous aurons suffisamment pour vivre le temps de notre inactivité, croire que nous pourrons reprendre normalement notre activité après l’avoir laissée. Cet arrêt oblige l’homme et la femme à se remettre eux-mêmes entre les mains de Dieu, ainsi que leur activité : qui dit que le retard pris ne gâchera pas tout le travail accompli ? qui dit que la place laissée vacante ne sera pas occupée par quelqu’un d’autre ?… S’arrêter, c’est faire confiance que Dieu pourvoit.

2.  Dieu en congé

 Est-ce à cause des circonstances seulement que le sabbat est la première institution de Dieu après la sortie d’Égypte ? La place donnée au congé du 7e jour par la suite prouve le contraire. En effet, l’ordre de respecter le sabbat est d’une grande importance dans l’A.T. Aucun autre commandement du Décalogue n’est autant développé que celui-là : 4 versets sur 14 en Exode 20, et 4 sur 15 en Deutéronome 5.

La Bible ne donne quasiment aucune instruction concernant le contenu du sabbat. Cela peut paraître étrange, car c’est sans doute par cela que nous aurions commencé (se réunir, adorer Dieu, manger ensemble, etc.). Mais si aucun détail ne nous est donné, c’est parce que l’essentiel est ailleurs : la fonction principale du sabbat n’est pas de rendre un culte à Dieu, mais bien de s’arrêter ! Et pour comprendre le sens profond de cet « arrêt obligatoire », il faut regarder les raisons que la Bible donne à l’institution du sabbat.

En Exode 20.8-11, le motif donné au respect du sabbat est l’imitation de Dieu. Le quatrième commandement trouve sa justification dans la cessation divine au septième jour de la création : comme Yhwh s’est reposé (Gn 2.1-4), de même son peuple et ce qui lui appartient ne doivent faire aucun travail. Mais comment comprendre ce « repos » de celui qui « ne sommeille ni ne dort » (Ps 121.4) ? Un petit retour aux premiers chapitres de la Bible s’impose.

En Genèse 2.2-3, l’activité de Dieu le septième jour nous est décrite avec le verbe shavat – d’où dérivera le terme sabbat. Le sens premier de ce verbe n’est ni se reposer, ni célébrer le sabbat. Le plus généralement, il signifie cesser, mettre un terme à, faire cesser, achever avec les nuances que le processus qui se termine dure depuis un certain temps et que sa cessation possède un caractère conclusif, définitif.

L’interprétation la plus sobre de shavat dans le contexte de Genèse 1.1-2.4 est celle de l’achèvement, de la cessation, plutôt que du repos. En effet, le septième jour arrive au terme de l’œuvre de création et, comme le souligne l’usage répété du verbe achever en Genèse 2.1-2, le propos de Genèse 2.2-3 est avant tout la conclusion de la semaine créatrice. Étymologiquement, le sabbat renvoie donc à un temps de cessation des activités (Ex 16.30) plutôt qu’à un temps de célébration ou un temps de repos.

Pour Augustin d’Hippone2, le fait que le septième jour n’ait ni soir ni matin signifie qu’il dure encore aujourd’hui. L’activité de ce jour « ouvert » renverrait donc à l’achèvement de la création, achèvement qui permet à l’histoire humaine d’exister dans un cadre stable, à l’abri des bouleversements causés par les actes créationnels. Cela ne signifie pas que Dieu soit absent du monde ou inactif après le sixième jour, mais, comme le dit Calvin dans son Commentaire sur la Genèse : « Dieu a cessé toute œuvre parce qu’il n’a plus créé d’espèces nouvelles. »3 En d’autres mots, Dieu travaille pendant six jours puis s’arrête pour laisser à l’homme – son image sur terre – la place de travailler. Mais, en tant qu’image, l’homme se doit lui aussi de s’arrêter.

Le texte de Genèse 2 ne contient aucune institution du sabbat comme une obligation pour les humains. Il faut attendre Exode 16 pour que le sabbat devienne un commandement. C’est ce que Dieu révèle à son peuple en Exode 20. En se référant au septième jour de Genèse 2.1-4, Exode 20 présente donc le repos à la fois comme but et accomplissement du travail.

3.  Libérés pour appartenir

 Quelques chapitres plus loin, en Exode 31.12-17, en guise de conclusion de ses instructions concernant la construction du tabernacle, Dieu rappelle le quatrième commandement et lui confère une nouvelle fonction : le respect du sabbat sera le signe de l’alliance perpétuelle entre Dieu et son peuple, un témoignage que c’est bien lui qui sanctifie Israël.

En plus de leur corps marqué par la circoncision, signe de l’alliance abrahamique, les membres du peuple devront « couper » dans leur temps pour marquer leur appartenance à Dieu.

Pour en souligner l’importance, Dieu assortit son ordonnance d’une clause très sévère : le contrevenant qui travaillera le jour du sabbat sera exclu du peuple et puni de mort. Le sabbat comme signe de l’alliance mosaïque sera souvent rappelé par les prophètes (És 56.2-7 ; 58.13-14 ; Éz 20.12,20). En Exode 31, le fondement du sabbat demeure identique à celui invoqué en Exode 20 : c’est le repos divin au septième jour qui lui donne son sens.

En Deutéronome 5, Moïse rappelle à la génération suivante, avant son entrée en Canaan, les Dix commandements. Ce texte jette encore un autre éclairage sur l’institution du sabbat. En effet, la raison invoquée pour le repos des membres du peuple et de tous les êtres qui dépendent d’eux, en particulier les esclaves, n’est plus l’imitation de Dieu qui s’est reposé le septième jour, mais le souvenir de l’esclavage égyptien et de la libération que Dieu a opérée en leur faveur. L’ancien statut d’Israël doit l’appeler à la bienveillance envers ses propres esclaves en leur offrant le même jour de repos que lui. Cette insistance sur l’aspect de justice sociale du sabbat est sensible au v. 14 où Dieu ordonne le repos de tous les humains, celui de l’esclave comme celui de l’homme libre. 4

4.  Le sabbat et moi

 Lorsqu’on parle du travail et de ses limites, il est beau de voir que Dieu nous donne l’exemple : il est le premier à s’arrêter. Pourquoi le fait-il ? Pas parce qu’il aurait besoin de récupérer, mais pour que nous puissions agir à notre tour.

De son côté, Dieu nous ordonne de nous arrêter. Il en fait même un signe de son alliance avec son peuple dont la violation est punie de mort ! Quelle sévérité ! Cela peut paraître extrêmement lourd de devoir se soumettre à un tel commandement, mais rappelons-nous sa teneur : cette loi oblige à arrêter le travail, à ne pas agir… pour laisser Dieu agir.

Le but du sabbat n’est pas d’enfermer l’homme, mais plutôt de le libérer, de l’empêcher de devenir esclave de son travail, de lui permettre de vivre sa liberté. C’est un beau signe d’alliance entre Dieu et son peuple : un signe de confiance et de liberté.

Le but du sabbat n’est pas de passer d’une activité séculière à une activité religieuse, de se lever à 5 heures du matin pour aller à la synagogue au lieu d’aller aux champs.

Le but du sabbat, c’est de s’arrêter pour trois raisons :

S’arrêter pour Dieu

S’arrêter ne signifie pas ne rien faire, ni simplement se reposer. Mais plutôt stopper son activité quotidienne, nécessaire, pour laisser de la place pour autre chose. Cette place ouverte, c’est bien sûr à Dieu que nous sommes invités à l’offrir !

S’arrêter pour moi

– Pour profiter de la liberté : le travail n’est pas tout, je ne suis pas esclave de mon travail (comme en Égypte), un jour sur sept je m’arrête pour rappeler que je suis libre parce que Dieu m’a libéré.

– Pour faire confiance à Dieu : arrêter son travail, c’est mettre une limite à mon activité, dire « tout ne dépend pas de moi », c’est faire confiance à Dieu qu’il pourvoira pour le septième jour.

– Pour rappeler l’alliance de Dieu avec son peuple : Dieu m’a libéré pour appartenir à son peuple, et il est bon d’arrêter mes activités propres pour vivre cette réalité du peuple de Dieu et rappeler l’alliance qu’il a faite avec nous.

S’arrêter pour l’autre

Ce que je m’impose à moi, je l’impose aussi à l’autre. Dans les deux sens ! Quel impact ma façon de vivre a-t-elle sur les autres ? Est-ce que, à cause de moi et de mes exigences, d’autres se retrouvent en « esclavage » ? Déjà dans ma propre famille, à mon travail, à l’Église, comment puis-je « libérer » ceux qui m’entourent ? Et au niveau de la société, suis-je sensible aux conditions de travail imposées aux plus faibles, aux esclaves de notre temps ?5

Le sabbat aujourd’hui ?

Comment mettre le sabbat en pratique aujourd’hui ? Devons-nous cesser toute activité le septième jour (ou le premier !) sous peine de mort ou d’exclusion ?

Paul nous explique : « Que personne donc ne vous juge au sujet du manger ou du boire, ou à propos d’une fête, d’un nouveau mois ou du sabbat: tout cela n’était que l’ombre des choses à venir, mais la réalité est en Christ. » (Col 2.16-17)

Christ, le Maître du sabbat (Marc 2.28), a parfaitement accompli le sabbat pour nous. Nous ne péchons pas en travaillant le samedi ou le dimanche. Mais la sagesse présente dans la loi de Dieu est toujours valable aujourd’hui : n’avons-nous pas nous aussi besoin de détrôner l’idole « travail », « activité » ? N’avons-nous pas aussi besoin de « couper » dans notre temps pour grandir dans notre dépendance du Dieu qui pourvoit ?

Arrêtons-nous, et laissons une place à Dieu, dans nos journées et dans nos semaines, pour vivre – en particulier – la bénédiction de la vie communautaire (Hé 10.25) !

Libération, confiance, repos : battons-nous pour les vivre et permettre à d’autres de les vivre6 !

1 On retrouve cette même logique de Dieu nourrissant son peuple en Lévitique 25 et Deutéronome 15, lors de l’institution de l’année sabbatique et du jubilé : Dieu pourvoira avec une double portion au sixième temps pour que le septième puisse être chômé.
2 Augustin d’Hippone, Confessions, livre 13, ch. 36 (51).
3 Jean Calvin, Commentaire sur la Genèse, Labor et Fides, p. 42.
4 Cette dimension rédemptrice du sabbat est également présente en Lévitique 25 et Deutéronome 15 dans les instructions concernant l’année sabbatique et le jubilé, périodes de libération des dettes, des esclaves, comme de la terre.
5 La terre n’a jamais compté autant d’esclaves (au sens strict) qu’aujourd’hui ! L’ONG Made in a Free World propose de calculer l’« empreinte esclavagiste » de chacun : combien de personnes sont-elles contraintes à l’esclavage pour maintenir mon niveau de vie ? http://slaveryfootprint.org (en anglais, trad. automatique en français)
6 Pour poursuivre la réflexion sur le sujet du repos, une série de quatre vidéos de 15 minutes ainsi que des fiches d’animation pour groupes de partage sont gratuitement disponibles sur www.frecollege.ch > groupes de maisons

Écrit par


À l’époque biblique, les relations professionnelles admettent le principe de l’esclavage1. Nous tirerons une réflexion biblique sur la base du texte principal2 d’Éphésiens 6.5-9, employant les termes modernes de « patron » et « employé » pour en faciliter une application immédiate dans l’esprit du lecteur.

1. Égalité spirituelle au sein des différences sociales

1.1. Une nouvelle perspective dans les relations familiales

Le texte d’Éphésiens 6.5-9 et son corollaire en Colossiens 3.18-25 pensent la relation entre patrons et employés dans le cadre des relations familiales, après la relation conjugale (5.22-33) puis parentale (6.1-4). Rien d’étonnant à cela puisque le personnel de maison vivait alors sous le même toit que ses maîtres, ce qui faisait de lui un membre (de seconde classe) de la famille3 pendant le temps de son service (cette pratique existe encore dans certaines régions d’Amérique du Sud, par exemple, où « l’employé de maison » vit dans un petit studio de la demeure et participe comme invité aux grandes occasions familiales).

Le principe qui dirige toute relation familiale saine est celui d’une soumission mutuelle de personnes elles-mêmes soumises à Christ (Éph 5.21 ; 1 Pi 5.1-6). Paul explique ainsi aux épouses le principe de leur soumission (5.22-244), puis aux enfants, entités privées du droit d’opinion (6 .1-35), enfin, en troisième position, aux esclaves (6.5-9). Sans tomber dans une lecture révolutionnaire de l’Évangile, Paul revalorise ces trois entités familiales socialement déconsidérées à la lumière de l’Évangile, pour lequel l’aspect « mutuel » des rapports fait loi. Il enrichit ainsi le devoir de soumission6 d’un devoir de réciprocité.

Ouvrant un droit d’accès égal à la nouvelle alliance, il montre aussi que la nouvelle communauté de la foi ne fait acception de personne, puisque, d’un point de vue strictement spirituel, tous sont un en Christ (Gal 3.28s ; Éph 6.9 ; Col 3.11).

1.2. Limites de l’autorité et de l’obéissance

Le maître est maître « selon la chair » (Éph 6.5 ; Col 3.22). Cela semble évident, pourquoi le mentionner ? Lorsqu’une évidence est exprimée, elle lance souvent un message implicite, en l’occurrence celui-ci : le maître selon la chair n’est pas le Maître selon l’Esprit. Que le patron ne le soit que d’un point de vue terrestre implique au moins deux choses :

a) C’est l’affirmation d’une limite : l’autorité ne peut outrepasser son champ d’action terrestre. Façon de dire que le patron n’est pas un directeur de conscience (Mat 23.10). Son autorité investit uniquement le domaine temporel ; il n’a pas à dicter à son employé des convictions ou des comportements d’ordre spirituel. Ce qui, nous le verrons plus bas, le soumet, lui aussi, à la loi spirituelle d’amour du prochain.

b) C’est aussi l’expression d’une consolation : Paul relève l’âme affligée par le mépris de sa condition ou par un maître despote, comme lui disant : « Ne gémis pas de te voir au-dessous de la femme et des enfants : ta servitude est purement nominale : la domination à laquelle tu es soumis est une domination selon la chair, éphémère, de courte durée, comme tout ce qui est charnel7 ». Jésus-Christ lui-même a conseillé à tout homme de ne pas laisser influencer son comportement par ce genre de menaces, mais plutôt par Dieu dont la puissance d’action est infiniment supérieure (Mat 10.28).

1.3. Une nouvelle perspective

Si le patron l’est « seulement » selon la chair, il n’en demeure pas moins patron, c.-à-d. une autorité supérieure et incontestable. « Maître » traduit notre fameux kurios, aussi rendu par « Seigneur » (qui a droit de vie et de mort). Un employé nouvellement converti pouvait en effet succomber à la tentation de mépriser son patron terrestre sous prétexte d’en avoir un supérieur au ciel. Quelle perspective étrange, en effet : un employé chrétien éventuellement méprisé ira au ciel tandis que son patron païen demeure sous la colère de Dieu !

Paul est clair : il ne sera toléré aucune impertinence non justifiée sous prétexte de supériorité spirituelle. Être affranchi du péché n’affranchit pas des obligations sur terre (1 Cor 7.20-24)… au contraire (Éph 6.6-7) ! L’Évangile renverse la perspective : l’employé chrétien est d’autant plus l’obligé de son supérieur qu’il engage désormais la réputation du christianisme. D’après 1 Timothée 6.1, il doit agir comme si son patron était digne de tous les honneurs avec, en vue, la défense de l’honneur de Dieu et de l’Évangile8.

Et si le patron est injuste ou insupportable ? L’apôtre Pierre confirme la position de Paul, et cela, que le patron soit, par ses attitudes et son comportement, digne ou non de respect9 (1 Pi 2.18, dans les limites des abus dénoncés ailleurs par la Bible) ! L’employé ne peut donc pas justifier sa négligence ou ses plaintes sous le prétexte de subir le mauvais caractère de son patron. Il doit diriger son regard plus haut. Paul va en montrer la direction.

2. Conduite de l’employé vis-à-vis de son patron

2.1. Une activité qui ressemble à de la vénération

L’activité principale de l’employé qui le définit en tant que tel, au-delà de son profil de poste et des objectifs du mois, c’est l’obéissance.

Dans les versets 7 à 9, Paul encourage l’employé à suivre le modèle de sa soumission au Seigneur (idée reprise en Col 3.22). Balayons un malentendu : Paul ne dit pas que le maître terrestre vaut notre Maître céleste. Il ne s’agit pas de vénérer un pécheur. La figure de style employée est une comparaison (« comme au Christ », v. 5 ; « comme des esclaves de Christ », v. 6 ; « comme des esclaves du Seigneur », v. 7). L’accent est mis non sur la personnalité objective du patron, mais sur le zèle subjectif de l’employé. Et ce zèle ne doit ni plus ni moins s’inspirer du zèle chrétien envers le Seigneur !

2.2. Une attitude proche de la sainteté

• L’employé doit obéir « avec crainte et tremblement » : non avec terreur, mais en prenant la chose au plus haut degré de sérieux, du même sérieux avec lequel le chrétien met en œuvre son salut (Phil 2.12) ;

• L’employé doit obéir « dans la simplicité de [son] cœur » : la simplicité écarte la duplicité. L’employé se dévoue à sa tâche avec une sincérité innocente, dénuée de tout calcul (en 2 Cor 11.3, le terme est appliqué à la dévotion innocente dans le jardin d’Éden) ;

• L’employé doit obéir « non pas seulement sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes » (v. 6) : l’employé n’avait comme seule motivation que de plaire à celui qui détenait le terrible pouvoir de la punition afin d’en éviter la douleur. Paul détourne son regard de cet objectif : l’employé doit faire preuve d’un zèle désintéressé, même en l’absence du patron. Peut-être pourrions-nous ajouter qu’il ne travaille pas dans l’unique but d’obtenir une promotion (v. 6) ;

• L’employé doit obéir « de bon gré » : sans se plaindre, avec bonne volonté (v. 7), comme c’est le cas (ou devrait être le cas !) dans l’obéissance au Seigneur. L’équivalent spirituel de la comparaison se trouve en Philippiens 2.14 et éclaire ce point : « Faites toutes choses sans murmures et sans hésitations », où « le terme grec hésitations est souvent traduit par raisonnement(s) (Marc 7.21 ; Rom 1.21 ; 1 Cor 3.20), doutes (Luc 24.38s), ou opinions (Rom 14.1)10 ». L’employé, de même qu’il ne discute pas ou ne met pas en doute les ordres de son Seigneur céleste, ne contredit pas les ordres de son patron terrestre par des raisonnements stériles de mauvaise foi : « Exhorte les serviteurs à être soumis à leurs maîtres, à leur plaire en toutes choses, à n’être point contredisants. » (Tite 2.9)

Si le contexte a changé, la règle de conduite paulinienne conserve toute sa pertinence, car des tendances bien humaines demeurent aujourd’hui : celle d’en « faire le minimum » ou d’attendre que quelqu’un nous voie pour nous mettre à la tâche, ou encore d’être uniquement motivé par une promotion ou un bénéfice quelconque, etc. Ces principes, donnés par Paul et inspirés de Dieu, nous invitent à être attentifs encore aujourd’hui.

2.3. Une motivation renversée

Paul ne fournit pas seulement des règles de conduite. Après avoir pointé en modèle la référence absolue de l’obéissance, il en dévoile maintenant la motivation tout aussi céleste. La Bible n’a aucun malaise à parler d’intérêt. Elle le dirige simplement, sans tabou, vers le bon objet. Si récompense il doit y avoir, qu’elle vienne d’en haut : « […] sachant que chacun, soit esclave, soit libre, recevra du Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien » (v. 8).

Paul applique au monde professionnel la règle générale adressée aux Corinthiens, selon laquelle chacun recevra « selon le bien ou le mal qu’il aura fait » (2 Cor 5.10 ; Ps 62.12 ; Ecc 12.14), à la (grande) différence que Paul ne retient là que le bien accompli et non le mal. C’est le signe clair qu’il ne s’agit pas ici d’avertir, mais de réconforter : l’employé zélé et diligent, s’il applique la conduite conseillée par Paul, ne doit pas se décourager si son patron n’apprécie pas la valeur de son travail à sa juste mesure. Le Maître au-dessus de tout maître et « qui voit dans le secret » (Mat 6.4,6,18) le récompensera en son temps.

3. Conduite du patron vis-à-vis de son employé

3.1. Faites de même !

Le verset 9 déroule le même schéma tripartite que celui de l’exhortation envers les employés : une activité, une attitude et une motivation.

« Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces.» (v. 9) Après avoir exhorté l’esclave à se soumettre sans faille à ses devoirs d’esclave en faveur du patron, Paul se tourne vers les maîtres pour leur dire une chose incroyable : « Faites de même » ! Autrement dit : « Patrons, soumettez-vous sans faille à vos devoirs de patrons pour le bien de votre employé. » Ou encore : « Vos employés vous servent, vous devez aussi les11 servir.  »

3.2. Éradication de l’arme typique du patron

L’interdiction de « menaces » ne concerne pas un usage vague et général. L’usage de l’article défini (litt. : « la menace12 ») spécifie l’interdiction. Tandis que la punition (qui n’est pas interdite par Paul) agit sur la base d’un fait établi, la menace effraie alors que le mal n’a pas été fait. La menace était si ancrée dans l’ADN du maître que celui-ci l’employait systématiquement, quasi inconsciemment. C’est ainsi qu’il pensait « motiver » son employé à obéir rapidement. Désormais, sous le règne de la grâce, toute motivation prend racine au ciel. De plus, le patron chrétien est, lui aussi, un obligé de Dieu, destiné à refléter le caractère de son Maître. Or, Dieu, s’il éduque parfois par la discipline (Héb 12.5-10) ou par les avertissements préventifs (Héb 4.1-13 ; 2 Pi 1.13 ; 3.1,17), n’use jamais d’intimidations manipulatrices envers son enfant.

3.3. Réciprocité des devoirs

Pourquoi abandonner la menace, abusive ? Parce qu’un juge impartial observe (v. 9). Paul, énonçant et le devoir d’abandonner la menace et la motivation pour le faire, pensait probablement à cette loi de Lévitique 25.43 qui énonce de même devoir et motivation du maître : « Tu ne domineras point sur [ton esclave] avec dureté, et tu craindras ton Dieu. »

Paul rappelle régulièrement à ses lecteurs le principe de Deutéronome 10.17 de l’impartialité de Dieu (Rom 2.11 ; Gal 2.6 ; Col 3.25), comme pour imposer un garde-fou à celui qui, détenant un pouvoir que sa faiblesse humaine maîtrise peu, serait tenté d’en faire un usage exacerbé. Aux Colossiens, il reformulera ainsi 1) ce frein à la tentation de la démesure, 2) le principe de réciprocité, et 3) la motivation céleste : « Maîtres, [1] accordez à vos serviteurs ce qui est juste et équitable, [2] sachant que vous aussi [3] vous avez un maître dans le ciel. » (Col 4.1) Quelques brèves leçons pour nous :

• Patrons et employés sont également responsables devant un même maître. Paul applique le principe qui traverse tout le passage (5.21 à 6.9) : une soumission mutuelle éphémère et terrestre, incarnant une soumission éternelle et spirituelle au Christ (5.21), qui est l’autorité suprême ;

• Paul freine la tendance naturelle du patron à traiter durement son personnel. Même si l’employé doit injustement perdre un procès contre son patron, le juge suprême ne laissera rien passer ;

• Dieu n’est pas fasciné par la chevalière en or ou les fonctions de haut rang du patron, comme il ne rejette pas la condition du plus indigent des ouvriers. Les distinctions si tenaces ici-bas n’ont pas cours en regard des lois célestes (Gal 3.28). Que tout homme bénéficiant d’une position supérieure ne considère pas cette supériorité comme une valeur absolue. Au ciel, chacun partagera la même table du Seigneur… et l’employé pourrait briller plus que son patron « selon la chair ».

Synthèse : enjeux et bénéfices d’un esprit chrétien au travail

Toute relation familiale saine prend racine dans une soumission mutuelle dans la crainte de Christ (5.21) : vie de couple (5.22-33), vie familiale (6.1-4) ou vie professionnelle (6.5-9). L’esprit dans lequel patrons ou employés convertis agissent est un esprit saint (sans jeu de mots). Employé, je ne trouve pas ma motivation au travail dans la personnalité du patron ; si je suis un patron, ce n’est pas l’attitude ou le comportement de mon employé qui inspire l’esprit de mes actions. Si, en surface, je travaille pour un homme ou pour mon entreprise, je travaille en réalité pour honorer le patron des patrons par une attitude qui doit manifestement sortir de l’ordinaire.

Paul ne lésine pas sur la sévérité de son exhortation à une obéissance quasi pieuse envers le patron. Mais (1) l’enjeu en vaut la peine : tout d’abord l’honneur de Christ. Se plaindre, voire se révolter, c’est mettre dans la bouche du Maître des paroles que celui-ci n’a jamais cautionnées ; et (2) Paul exhorte l’employé, mais notez qu’il ne juge jamais l’homme : il connaît le contexte difficile et souvent injuste de sa condition. Comment ne pas être tenté par l’indolence, les plaintes et la négligence envers ses devoirs quand on est constamment dégradé, méprisé, châtié et susceptible, à n’importe quel moment, d’être échangé sur la place du marché ? Il était acquis, à l’époque, que l’esclave s’était forgé une mauvaise réputation, bien malgré lui, à cause de la dureté de sa condition. Plusieurs auteurs de l’Antiquité, notamment Sénèque, s’insurgent que l’on puisse considérer les domestiques comme un fardeau : « Nous ne les avons pas pour ennemis, nous les faisons tels. »

Si la stratégie évangélique est bien la transformation des cœurs, il s’avère que des conséquences plus subtiles touchent jusqu’au terrain de l’injustice sociale et que la soumission peut être une arme efficace. Dans une lettre plus personnelle (à Philémon), Paul ne cache pas sa pensée vis-à-vis de l’esclavage : il exhorte pacifiquement son ami à affranchir son esclave au nom de Christ. Rappelons cette victoire à la fois discrète et extraordinaire : les fruits de cette tactique non violente seront progressivement récoltés, jusqu’à éradiquer l’esclavagisme de tout l13’Empire.

Obéissance rigoureuse, zèle désintéressé, soumission et devoirs réciproques… autant d’exhortations difficiles à entendre dans une société absorbée par l’adoration récente du dieu des loisirs. Qui sait si ce ne sont pas justement cette rigueur et ce dévouement professionnel d’hommes et de femmes transformés par l’Évangile, au comportement si éloigné de la mentalité présente, qui rendront perplexes nos semblables et les ouvriront à l’Évangile de la grâce ?

1 Loin de l’image véhiculée par les négriers du XVIIe s., il était courant de proposer ses « services » de la sorte, y compris chez des médecins ou des avocats. Cf. « La Bible condamne-t-elle l’esclavage ? » sur le site de GotQuestions. URL : http://www.gotquestions.org/Francais/Bible-esclavage.html> (consulté le 6.2.15). Voir aussi l’excellente série d’études de David Shutes, « La Bible et l’esclavage », sur le site d’Un poisson dans le net. URL : (consulté le 6.2.15).
2 Des textes secondaires seront ici ou là évoqués pour compléter nos propos : 1 Cor 7.20-24 ; 1 Tim 6.1 ; Col 3.22 ; Tite 2.9 ; 1 Pi 2.18.
3 Les termes grecs « oikos » et « oikeios », rendus par « maison, maisonnée, domestiques, famille », désignent métonymiquement l’ensemble des habitants de la maison, parents et domestiques inclus (Mat 9.6 ; Éph 2.19 ; Gal 6.10 ; 1 Tim 3.4, etc.).
4 Remarquons, en marge, qu’il faudra attendre 1965, en France, avant qu’une femme puisse ouvrir un compte bancaire sans la permission de son mari.
5 Le latin privatif in-fans signifie : « non-parlant », c.-à-d. : « Celui qui n’a pas accès au langage », soit par le fait d’une structuration interne encore balbutiante, soit parce que la société estime inintéressant de lui accorder un droit d’opinion.
6 L’injonction grecque de soumission (Jac 4.7) était utilisée par l’officier à ses soldats, et pourrait se paraphraser ainsi : « Sur une seule ligne : je ne veux voir aucune tête dépasser ! » L’égalité des soumis semble incluse dans la notion de soumission. Si, dans l’ordre rédemptionnel, personne ne peut se prévaloir d’un droit plus élevé que celui d’un autre, cela laisse entendre, symétriquement, qu’aucun membre du royaume, le plus petit soit-il, n’est laissé pour compte (Matt 25.40 ; Luc 7.27s. ; 22.26).
7 Jean Chrysostome (IVe s. apr. J.-C.), Œuvres complètes, trad. M. Jeannin. Vol. X, p. 435-570.
8 « Que tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage regardent leurs maîtres comme dignes de tout honneur, afin que le nom de Dieu et la doctrine ne soient pas calomniés [blasphémés]. » (1 Tim 6.1)
9 « Serviteurs, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et doux, mais aussi à ceux qui sont d’un caractère difficile. » (1 Pi 2.18)
10 Nouvelle Bible Segond, note de traduction.
11 Cf. Jean Chrysostome, op. cit. : « Servez-les avec zèle. […] Le maître est lui-même un serviteur ».
12 Il faut distinguer la menace (apeilê) d’un discours d’avertissement (utilisé par Jésus, embrimaomai, Mat 9.30, bien malheureusement traduit par menacer ; une meilleure traduction est celle de faire une recommandation sévère). Dans ces cinq occurrences (Act 4.17, 29 ; 9.1 ; Éph. 6.8 ; 1 Pi. 2.23), la menace (apeilê) caractérise une pratique charnelle combattant la foi et l’Église. Jésus a toujours évité la menace, même lorsqu’il était durement éprouvé (1 Pi 2.23).
13 « Tandis que la force ouverte et des principes cachés de décadence attaquent et minent à la fois ce grand corps [l’Empire romain], une religion humble et pure jette sans effort des racines dans l’esprit des hommes, croît au milieu du silence et de l’obscurité, tire de l’opposition une nouvelle vigueur, et arbore enfin sur les ruines du Capitole la bannière triomphante de la croix. » Edward Gibbon (1776), Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, vol. 3, chap. XV, Paris : Lefèvre, 1819, p. 1.