PROMESSES

Le texte qui suit, légèrement adapté, est extrait d’un discours tenu par J-H. Merle d’Aubigné devant des collègues pasteurs, peu avant 1850. L’auteur fut docteur en théologie et président de la direction de l’École de théologie évangélique de Genève. L’ensemble des trois discours prononcés à Genève lors de ces rencontres avait pour but d’affirmer l’autorité des Écritures dans un monde qui les conteste.
Le titre et les notes de bas de pages sont de la Rédaction.

Source : L’Autorité des Écritures inspirées de Dieu, Bureau de l’Alliance biblique, Genève, 1916.

 

 Portrait de J-H. Merle d’Aubigné, par A. Baud-Bovy

  Quand on est appelé à combattre une erreur, deux dangers se présentent : le premier, de n’avoir pas assez d’amour pour ceux qui se trompent ; le second, de n’avoir pas assez de décision contre l’erreur. Je demande à Dieu de me préserver de l’un et de l’autre. Il est des affections vraies et profondes qui résistent même à de grands naufrages : elles ont été tout au fond du cœur, et elles n’en sortiront jamais ; depuis quelque temps, je n’ai pas cessé de le sentir.

Mais, d’un autre côté, quand la base de la foi des chrétiens est attaquée, quand des jeunes, en qui l’Église plaçait beaucoup d’espoir, tombent dans le piège, entraînés par la nouveauté qui a tant de charmes à vingt ans, etmalheureusement, obstruent eux-mêmes l’entrée de leur carrière au moment où ils allaient la commencer ; quand on voit se répandre des doctrines directement opposées à celles qu’a enseignées le Seigneur de gloire, celui qui a apporté la vérité sur la terre, comment de telles choses nous laisseraient-elles muets ? « Ah! disait Calvin dans ces mêmes murs de Genève, un chien aboie bien quand on attaque son maître, et moi, je me tairais quand on attaque mon Seigneur et mon Dieu ! »

Toutefois, mes frères, je le déclare, je ne viens m’occuper ni d’un homme ni d’un enseignement particulier. Sans doute, cette réunion a une occasion spéciale ; mais mon intention est, non de lutter avec mes adversaires, mais d’affermir les cœurs de mes amis. Ne l’oubliez pas. La première de ces tâches serait pénible ; la seconde est pleine de douceur. Je ne viens pas parler à l’Église comme docteur, mais, comme ancien, prémunir ce troupeau et lui dire avec Jean : « L’ancien à ceux qu’il aime dans la vérité. Marchez dans ce que vous avez entendu dès le commencement. Nous parlons devant Dieu pour votre édification. »1

« S’il en est, disait Luther, qui reconnaissent que les écrits évangéliques sont la Parole même de Dieu, nous voulons bien parler avec eux ; mais avec ceux qui le nient, nous n’échangerons pas un mot. On ne doit pas discuter avec ceux qui rejettent les prima principia, les fondements essentiels. […] » Ainsi parle Luther. Je suivrai ce précepte.

Et en m’adressant à vous, qui êtes assemblés dans cet oratoire, je me rappellerai que présenter la vérité est le meilleur moyen de prévenir l’erreur. Il se pourrait que quelqu’un prétende un jour que le soleil n’a pas de lumière. Cela s’est vu, et, hélas ! pire encore. Si cette assertion était faite en présence de personnes auxquelles on me demanderait de prouver le contraire, je les prendrais par la main, je les sortirais de la cave, où, à la lueur d’une faible lampe, on aurait avancé cette étrange assertion, je leur montrerais le soleil, « semblable, dit le prophète, à un héros qui s’apprête à faire sa course » (Ps 19.6), et ce serait toute ma démonstration. […] Nous ne ferons pas autrement quand il s’agit de la Parole de Dieu.

Attaquées dans tous les siècles, attaquées maintenant encore, les saintes Écritures le seront aussi dans les siècles futurs. Mais vous connaissez le symbole qu’aimaient nos pères : une enclume sur laquelle trois hommes faisaient tomber les coups de leur marteau, et autour de l’enclume cette devise :

« Plus à me frapper on s’amuse,
Tant plus de marteaux on y use.  »

Voilà l’histoire de la Parole écrite de Dieu.

Ne craignez donc point ! Si vous vous trouviezun jour au pied du Mont-Blanc,2 à la place où ce géant des monts jette dans la terre des inébranlables fondements, et que vous voyiez quelques petites fourmis, sortant de leur fourmilière, travailler, creuser, piquer, courir, prendre, l’une un brin d’herbe, l’autre un grain de sable, croiriez-vous que le Mont-Blanc va chanceler ? Et penseriez-vous que d’autres petites fourmis, telles que nous, dussent faire la guerre à leurs camarades pour empêcher nos Alpes gigantesques de s’écrouler ?– Non, certes. – Eh bien ! réunissez les efforts de tous les hommes qui ont en tout lieu et en tout temps attaqué la Parole de Dieu : il n’y a pas plus que cela. Je me trompe : il y a moins. La sainte Écriture, quand elle reçoit la piqûre des hommes, ne court pas même le danger auquel est exposé le Mont-Blanc quand une fourmi l’attaque. Jésus-Christ n’a pas dit seulement : « Le Mont-Blanc passera, » mais il a dit :« La terre (la terre avec ses plus hautes montagnes), la terre et les cieux passeront, mais mes paroles ne passeront point. »3

  1. Ces propos sont une paraphrase de certaines recommandations de Jean dans ses Épîtres
  2. La plus haute montagne des Alpes (4810 m)
  3. Cf. Mat 24.35, Marc 13.31

UNE PAGE D’HISTOIRE

L’autorité des Ecritures

Le témoignage de l’Histoire (2e partie)

J.-H. MERLE D’AUBIGNÉ

L’histoire, par le tableau des égarements du temps passé, prémunit contre ceux du temps pré- sent. […] Il y a trois siècles que l’on remarquait une grande agitation dans la « ville théologique ». – Deux plumes spirituelles qui se sont plus ou moins prononcées en faveur du système anti-scripturaire que nous combattons, ont désigné récemment, sous ce nom, notre cité, avec un peu de malice que nous leur pardonnons de tout notre cour. plût à Dieu que Genève méritât plus réellement ce nom de « ville théologique »! car la théologie, c’est ce qui parle de Dieu. – Il y a donc trois siècles que, comme de nos jours, il y avait une grande agitation dans la ville théologique, et en voici la cause.

Calvin avait connu à Strasbourg, en 1540, un jeune savant, nommé Châtillon, alors âgé de vingt-cinq ans. Plein du désir de réunir dans Genève des hommes éclairés, il y appela ce professeur, nous disent toutes nos annales. Châtillon était doué de talents remarquables, de connaissances variées, de sentiments vifs et d’un esprit très amateur de la liberté. Sa conduite était irréprochable, et il y avait quelque chose d’intéressant dans toute sa personne. « Faveo ingenio et doctrinae », disait de lui Calvin: «]’aime son esprit et sa science.» Mais le Réformateur reconnut bientôt que le savant helléniste manquait de jugement et qu’il avait une confiance immodérée en lui-même. Théodore de Bèze lui donna en conséquence le nom grec d’idiognomon, comme qui dirait un individualiste par excellence, un homme qui ne reçoit pas la lumière qui vient du dehors (par exemple des Ecritures de Dieu), mais qui abonde dans son propre sens. Il y joignait de l’imprudence et peu de ménagements pour ses adversaires; pourvu qu’il frappât fort, peu lui importait qu’il frappât juste. « Ses écrits, dit un biographe de Calvin, étaient marqués au coin de la dialectique la plus touchante et de l’esprit le plus mordant. » Le célèbre historien Schlosser l’appelle « le savant, mais le malheureux, l’orgueilleux et le remuant Sébastien » (c’était son nom de baptême). Un autre historien (P. Henry) dit qu’il était « ganz was die Franzosen », une mauvaise tête « nennen », tout à fait ce que les Français appellent « une mauvaise tête ». Quoique venu de Strasbourg, il n’y était pas né; il y était venu de France (Strasbourg n’était pas alors français). Il prenait habituellement le nom de Castellio ou de Castalio. Il se livra à Genève à des travaux exégétiques, et il publia plus tard, en 1551, une nouvelle traduction de la Bible, avec des annotations, qu’il dédia au roi d’Angleterre, Edouard VI.

La critique dominait la foi dans Châtillon; il niait l’autorité de l’Ecriture, « La Parole, disait-il, ne suffit pas pour décider les controverses religieuses (neque Verbum sufficere); il faut une révélation plus parfaite (ampliorem revelationem) ». Il séparait l’Ecriture de l’Esprit et, selon lui, l’Esprit pouvait éclairer l’homme sans l’Ecriture. Il pensait que tout changerait de face à la suite de la révolution qu’il demandait (car c’était une révolution qu’on voulait opérer). « L’Esprit, disait-il, éclipsera la1umière de l’Ecriture, comme le jour éclipse la lumière d’une lampe: Spiritus splendore suo Scripturae lucem obscurabit ». « Il y avait dès le commencement, dit un historien suisse, un élément mystique dans le caractère de Châtillon, et s’il ne tomba pas dans des rêveries fantastiques, il le dut surtout à sa culture classique très approfondie. »

A ces tendances mystiques, le jeune savant en joignait de rationalistes; il avait de grandes hardiesses exégétiques, surtout pour ce temps. Il retranchait hardiment tel livre du Recueil sacré; c’est ce qu’il fit, au grand scandale de Cal- vin, pour le Cantique des Cantiques.

Calvin, Théodore de Bèze et les autres théologiens genevois combattirent ces doctrines aventureuses. Alors Châtillon ayant perdu, à ce qu’il semble, toute mesure, attaqua ses adversaires dans une congrégation du jeudi; puis il donna lui-même sa démission et quitta Genève. Calvin et ses collègues eurent cependant pour lui de bons procédés. «C’est un ambitieux et un querelleur, écrivait Calvin à Viret, le 26 mars 1544; mais j’estime sa science et aussi son caractère, qui, au fond, n’est pas mauvais.» Calvin lui donna un témoignage dans lequel il déclara que, si Châtillon les quittait, ce n’était ni pour quelque faute de la vie ni pour quelque dogme impie; il exposa les points de leur dernier dissentiment et ajouta: «Nous l’avons conjuré de ne pas attribuer mal à propos à son jugement plus qu’il n’était équitable de le faire, surtout puisque dans toutes ces choses soi-disant nouvelles qu’il proposait (en particulier sur le Nouveau Testament), il n’y avait rien qui ne fût connu et plus que connu bien longtemps avant qu’il fût né.» Châtillon se retira à Bâle, où, en 1553, il devint professeur de grec. Il se jeta toujours plus dans la mystique et publia divers ouvrages des mystiques du Moyen-Age. Il eut la gloire d’être de son temps un des plus chauds défenseurs de la liberté religieuse.

Tel est le premier coup, faible encore, donné dans Genève à l’autorité de l’Ecriture inspirée de Dieu. Cette divine autorité est le fondement sur lequel reposent la foi et la morale du chrétien. Le chrétien évangélique croit une vérité, parce qu’elle est écrite dans les oracles de Dieu; il fait une ouvre, parce qu’elle y est commandée. Si donc vous détruisez ce fondement, il est naturel de penser que vous détruirez par cela même la foi et la morale qui y trouvaient leur appui. Châtillon se contenta d’attaquer la base sans porter la main sur l’édifice; mais voyons si cet édifice subsistera longtemps après lui.

Châtillon n’avait pas encore quitté Genève qu’on y avait vu arriver un homme qui avait ravi toute l’Italie, le général des capucins, Bernardin Ochino, dont l’éloquence avait ému les grandes villes de sa patrie. Il devint à Genève l’ami de Châtillon, et bientôt le petit conseil ayant accordé une chapelle aux protestants italiens près de la cathédrale de Saint-Pierre, on entendit dans notre cité le célèbre prédicateur transalpin. Toutefois, on ne fut pas longtemps à reconnaître dans ses discours si clairs et si vivants, même en général si évangéliques, quelques germes d’un esprit ultra-individualiste et ultra-spiritualiste. «Le Saint-Esprit, disait le grand orateur, éclaire les fidèles, immédiatement et indépendamment de la Parole de Dieu dans la sainte Ecriture!» Il allait même plus loin, et prêchant un jour sur le moyen de connaître les inspirations divines et de les suivre, il disait: «Ainsi donc, c’est l’Esprit de Dieu qui doit être notre règle, et il faut être plus prompt à lui obéir qu’à tous les hommes et les anges, qu’à la propre sagesse et même qu’aux paroles de Christ (imo e che alle parole di Christo).» Remarquons ici l’un des plus grands dangers du système que nous attaquons. Si c’est, non dans l’Ecriture, mais dans nous-mêmes que nous devons chercher la règle de la vérité et de la sainteté, qu’arrivera-t-il? Tandis que c’est la religion qui doit former notre cour déchu, ce sera notre cour déchu qui formera la religion, et nous aurons alors un paganisme peut-être plus subtil, mais aussi dangereux que celui que produisit dans les temps anciens le cour souillé de l’homme. Dès qu’on cesse d’établir l’Ecriture comme source de la religion, on voit s’accomplir cette parole du prophète Jacobi: « Dans tous les temps, la religion de l’homme a été ce qu’était son état moral »; et cette autre parole, profane mais trop vraie (elle est de Voltaire): « Dieu a fait l’homme à son image, et l’homme le lui a bien rendu. » Avec ce fatal système, il n’y a plus de pure religion et plus de pure morale. L’homme, laissé juge de ce qui est bon, trouve toujours que ce dont il a envie est bon, il n’existe plus un péché qui n’ait une excuse; et cette excuse, on la met sur le compte du Saint-Esprit. C’est ce dont l’éloquent Ochino fut, au seizième siècle, un mémorable exemple. Non seulement il tomba bientôt dans de tristes erreurs de doctrine, en particulier sur la divinité du Sauveur, mais encore, selon lui, il suffisait d’avoir une lumière intérieure qui nous poussât à une chose, pour que cette chose fût bonne. « Les bons chrétiens seuls, disait-il un jour dans un de ses sermons, et ceux qui ont une lumière vivante de Dieu, peuvent, sans pécher, prendre les armes et attaquer leur prochain quand ils y ont été inspirés de Dieu ».

Le pauvre Ochino, ayant décliné l’autorité de la Bible, alla même plus loin encore, et il opposa tellement l’Esprit à la Parole de Dieu, qu’il en vint presque à dire que l’Ecriture et l’Esprit s’excluent. Il déclara hardiment qu’il fallait obéir aux inspirations de l’Esprit-Saint, quand même elles étaient contraires à l’Ecriture. Voici ce que nous lisons dans son catéchisme (ces écrits se trouvent dans notre bibliothèque publique). Le ministre dit: « Tu crois donc que les sages-femmes d’Egypte péchèrent en mentant? » L’illuminé (illuminato, c’est le nom dont il se sert), répond: « Sans doute, car Dieu ne leur avait pas inspiré de mentir. Rahab, continue-t-il, ou fut inspirée à mentir, ou pécha (o fu inspirata a mentire, o pecco)… » Le mensonge n’est pas le seul péché qui devienne aussi légitime. Nous lisons dans le même catéchisme: « Et si quelqu’un est inspiré de Dieu à se suicider? » L’illuminé répond: « Il ne pèchera pas (non pecherebbe), comme Samson ne pécha pas. » De tout temps on a vu des mystiques charnels se livrer aux actions les plus désordonnées, parce que, disaient-ils, pendant ces débauches l’Esprit demeurait en eux. L’erreur que nous combattons vient de la chute, et elle est la mère de toute erreur et de tout égarement moral.

Ochino quitta Genève et se rendit à Bâle vers son ami Châtillon.

Châtillon avait été le premier échelon, Ochino fut le second; cet homme illustre, estimable encore à divers égards, avait déjà fortement ébranlé la foi et la morale. Mais continuons courageusement à descendre les marches de cette ténébreuse échelle; elle plonge dans un affreux abîme.

Deux ans environ après que Ochino eût quitté Genève, en 1548, on y vit arriver un homme bien plus important, un jurisconsulte de Sienne, Lélio Socin. « Il était d’un esprit couvert et caché, dit un historien, et se faufilait auprès des personnes les plus considérables. » On lui faisait beaucoup de prévenances parmi les protestants, parce qu’on espérait qu’il travaillerait utilement à la réformation de l’Italie. Peu à peu il s’enhardit. « Après avoir longtemps caché son venin, dit Calvin, il le vomit parmi nous. » Les Socins (Lélio et son neveu Fauste) hésitaient quant à l’inspiration des Ecritures. Quelquefois elle paraissait réelle, émanant d’une influence extraordinaire de l’Esprit-Saint; d’autres fois, elle n’était guère que celle d’hommes qui ont le Saint-Esprit comme tout fidèle a le droit de l’attendre et le devoir de le désirer. En général, aucun des docteurs du seizième siècle n’est allé aussi loin que quelques docteurs de nos jours: aucun d’eux ne s’est contenté de voir dans les Ecritures le noble accent de la voix humaine. Toutefois, les Sociniens se sont rapprochés de ces errements modernes. S’il fallait croire les écrivains sacrés, c’était seulement, selon les Sociniens, parce qu’ils étaient des hommes saints, des chrétiens illustres, et qui avaient vu de près les choses dont ils parlent. Ils trouvaient des contradictions et des erreurs dans la partie historique des Ecritures. Surtout ils déplaçaient l’autorité: au lieu d’être objective dans la Bible, elle était pour eux subjective pour les chrétiens: l’individu devait primer. L’individu ne devait se soumettre à une vérité qu’autant qu’il trouvât en lui quelque chose qui correspondît à cette vérité et qui la confirmât. C’est alors qu’on vit se précipiter cette grande oeuvre de démolition que ces principes subversifs devaient accomplir dans la doctrine chrétienne. Devant les théories mises en avant par Châtillon, Ochino et Socin, il n’y a plus de dogme qui subsiste. L’expérience subjective de Socin rejette le dogme de l’expiation, quand même, dit-il, il se trouverait partout certifié par les paroles les plus claires (ubique clarissimis verbis testatum). Cette expérience subjective rejette de même la divinité du Fils. « Que répondez-vous aux témoignages par lesquels on établit que le Fils est de la même naissance que le Père? » dit-on dans la catéchisme socinien. La réponse est: « Avant que d’examiner les divers témoignages, il faut d’abord que l’on sache que cette génération de l’essence du Père est impossible! » Ainsi, avant même que de lire et d’examiner l’Ecriture, l’individualisme, ennemi de l’inspiration, se prémunit contre elle par l’incrédulité. Vous savez, mes- sieurs, toutes les désolations, les erreurs, les hérésies qui provinrent de ce subjectivisme des Socins. Partout où il a prévalu l’Eglise en a été ébranlée, appauvrie, desséchée, détruite.

Ce vent, qui se faisait sentir alors un peu partout, et qui tendait à renverser les Ecritures de Dieu, après avoir soufflé sur Genève, de France, d’Allemagne, d’Italie, y arriva aussi d’Espagne. Il y vint, en 1553, un homme qui cachait de profondes tendances rationalistes sous des apparences spirituelles, sous un langage métaphysique, mystique et obscur, en quoi il se distinguait des Socins, plus portés vers le rationalisme pur.

Ce nouveau docteur, qui se nommait Michel Servet, s’était échappé des prisons archiépiscopales de Vienne en Dauphiné, où, ne pouvant le brûler en personne, on le brûla en effigie, le 17 juin 1553. Il arriva à Genève vers le milieu de juillet, se proposant, s’il le pouvait, de renverser Calvin et d’accomplir, de Genève, ce qu’il appelait la restauration du vrai christianisme (restitutio christianismi). Il attaquait l’autorité et la nécessité des Saintes Ecritures, et prétendait qu’à la suite de l’affranchissement qu’il méditait, le Saint-Esprit reprendrait dans l’Eglise la place qui lui appartient. « La vraie Eglise du Christ, disait-il, peut subsister sans les Ecritures. La prédication, l’interprétation, la voix vivante de l’Eglise vaut mieux que l’Ecriture morte (vox viva praefertur scripturae mortuae). La doctrine du Christ, disait-il encore, est tout entière spirituelle; n’avons-nous donc pas honte d’appeler ainsi une lettre qui tue (aeque vocare litteram occidentem)?»

Servet, très épris de lui-même, et qui s’imaginait être le restaurateur du christianisme, se plaçait au-dessus de l’Eglise romaine et de l’Eglise protestante, et, au système de ces deux Eglises, il en substituait un troisième, le sien, qui, selon lui, réunissait ce qui restait de vérité dans les deux autres Eglises, tout en rejetant les erreurs. Il s’élevait fort contre l’orthodoxie, prétendant qu’elle n’était qu’un certain intellectualisme. «La foi, disait-il, est une confiance et non une intelligence; c’est une énergie vivante (vivens energia), une action continue (actio continua).» Il couvrait ses doctrines délétères de paroles en apparence spirituelles, qui jetaient de la poudre aux yeux des simples. En s’élevant contre un christianisme dogmatique, il se présentait comme avocat de la voie intérieure. Il parlait beaucoup d’émanations, et voulait que l’idéal de Christ s’imprimât sur tout son être. «Par la foi, disait-i1, Christ prend une forme en nous; son image essentielle, sa vraie idée, sa forme lumineuse, est imprimée dans notre âme (veram in nobis imprimit ideam filii).» Déjà Pierre, dans sa seconde épître, avait demandé davantage: il avait dit que les chrétiens ont communication de la nature divine; mais c’est, selon lui, par les très grandes et précieuses promesses de la Parole que cette communication s’opère. Malgré toutes ses prétentions à une spiritualité sublime, il est évident, pour quiconque a lu les écrits de Servet, que, comme partout où manque le respect pour le témoignage de Dieu, la foi était essentiellement pour lui une croyance théorique, des idées philosophiques, recouvertes d’une fausse spiritualité. Vous savez les funestes erreurs que répandait ce prétendu rèstaurateur du christianisme. Ce qui le caractérise, ce n’est pas seulement un esprit remuant, une tendance mystique, un langage nuageux, mais c’est principalement l’usage de paroles choquantes, cassantes, énormes, que ses amis mêmes condamnaient; c’est ainsi qu’il appelait la sainte Trinité du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint, un cerbère à trois têtes. Le gouvernement genevois, ayant pris l’avis de Berne, de Zurich, de Bâle et de Schaffhouse, crut que, s’il ménageait un hérétique, condamné au feu par les papistes, il justifierait les accusations d’hérésie intentées par eux à la Réformation, et, après que Calvin eut intercédé en vain pour adoucir la peine, Servet fut mis à mort par le feu. Cette mort est une tache, un reste de papisme dans notre histoire.

Mais la « ville théologique » ne trouva pas le repos. Il y avait encore un pas à faire. Socin et Servet avaient tiré les conséquences des principes de Châtillon quant à la foi, d’autres devaient se charger de les tirer quant à la morale. Depuis longtemps, un parti actif s’était glissé dans Genève et s’y était emparé même de quelques-uns de ses hommes les plus influents. Un nommé Coppin d’Yssel dans les Flandres, peut être regardé comme le chef de cette secte qui, par de douces paroles, par des discours spirituels, avaient gagné, en Belgique et en France, plusieurs personnes pieuses et de considération. Gruet, qui demeurait au Bourg-de-Four, était à Genève l’un des principaux chefs. La doctrine que nous combattons, et qui nie l’autorité de l’Ecriture dans la sphère religieuse, est en rapport naturel avec les doctrines qui, dans la sphère politique, nient l’autorité du magistrat et de la loi. Ce fut ce rapport entre la sphère politique et la sphère religieuse que la secte réalisa. Elle se proposa d’établir une fausse liberté, c’est-à-dire un horrible désordre dans la politique, la religion et la morale, et, pour cela, elle professa des principes semblables à ceux de Châtillon. Voici les doctrines que ces hommes publiaient alors dans notre cité: « Nous ne devons pas être soumis à la lettre qui occit (qui tue), mais suivre l’Esprit qui vivifie. L’Ecriture, prise en son sens naturel, n’est que lettre morte et qui tue, et partant il faut la laisser, pour venir à l’Esprit vivifiant. Qu’on ne s’arrête pas à ce qui est écrit, pour y acquiescer du tout, mais qu’on spécule plus haut et qu’on cherche révélations nouvelles. » Ces docteurs choisissaient donc dans les Ecritures ce qu’ils voulaient prendre et laisser, ce qu’ils trouvaient vrai ou faux, historique ou fabuleux. Ils se distinguaient dans les discussions par un esprit moqueur uni à une grande présomption, et cherchaient à faire rire leurs auditeurs aux dépens de leurs adversaires. Leur esprit sarcastique, qu’ils donnaient pour l’Esprit divin, allait plus loin et n’épargnait pas même les apôtres. Ils appelaient Paul, « Pot cassé »; Pierre, « Renonceur de Jésus »; Jean, « Jouvenceau et Follet »; Matthieu, « Usurier ». Ils prétendaient en savoir plus long sur la religion que les écrivains sacrés eux-mêmes; ils les corrigeaient en beaucoup de choses, et parfois même, se laissant aller à l’esprit du temps, qui aimait les injures, les appelaient coquins et marauds. Ils s’appelaient eux-mêmes les spirituels, parce qu’ils prétendaient surtout rétablir le règne de l’esprit; on les appela les libertins.

Le spirituel, disaient-ils (c’est-à-dire celui qui prend pour règle de conduite, non l’Ecriture, mais l’Esprit), est devenu comme Adam avant la chute, il ne sait plus rien du péché. Il est libre de toute loi; il n’a pas besoin de se faire une conscience de quelque chose, car c’est l’Esprit qui le pousse; ses désirs et ses ouvres sont les désirs et les ouvres de Dieu. Tout lui est permis, si seulement il se laisse conduire par l’Esprit qui est en lui. Il n’y a plus aucune espèce de liens pour le spirituel; le mariage même ne le lie pas; il peut et il doit former des mariages spirituels avec qui l’Esprit le désire, et le peut aussi longtemps que l’Esprit le veut. En conséquence de ces principes, la femme de l’un des membres du petit Conseil de Genève, Mme Benoîte Ameaux, forma un mariage spirituel avec un libertin. Elle s’excusa en disant que, si cela était contraire à l’Ecriture, cela était conforme à l’Esprit qui l’y avait poussée. Elle fut séparée de son mari, puis condamnée à la prison perpétuelle, et, ensuite, sur la demande de ses parents, relâchée comme folle.

Tel était l’esprit de ténèbres qui, à la suite de tous ces faux docteurs, s’était glissé dans la Réformation. Le papisme était moins à craindre. Sous le voile d’un pieux spiritualisme, sous la forme d’une doctrine nouvelle et plus parfaite, un esprit d’égarement et de désordre s’efforçait de gagner les esprits faibles. L’excellente sour de François Ier, la femme la plus éclairée de son siècle, Marguerite de Valois, endoctrinée par Pocquet, y succomba quelque temps. Une lettre de Calvin la ramena. L’ennemi était venu et semait abondamment l’ivraie parmi le bon grain.

Calvin ne pouvait sommeiller. Il se leva et porta à la fausse spiritualité de son temps des coups qui tombent sur celle de tous les siècles, même sur celle qui demeure dans la mesure de Châtillon et de Servet, sans se jeter dans l’immoralité. « Bien que cette secte, dit le Réformateur, soit bien diverse de celle des papistes, qu’elle soit même cent fois pire et plus pernicieuse, néanmoins toutes les deux ont ce principe commun ensemble, de transfigurer l’Ecriture en allégorie et d’affecter une sagesse meilleure et plus parfaite que celle que nous y avons. »

Tous deux, continua Calvin, tous deux d’un commun accord prennent pour couleur cette parole de Saint Paul que la lettre tue, mais que l’Esprit vivifie. Calvin explique alors le sens de ce passage qui, vous le savez, est souvent al- légué de nos jours. « L’Apôtre, en ce passage, dit-il, compare la loi séparée de Jésus-Christ avec l’Evangile. Il appelle la loi lettre, parce que, sans grâce de Dieu, elle est froide et sans efficace, surtout puisqu’elle n’entre point jusqu’au cour. Il appelle au contraire l’Evangile doctrine spirituelle, parce que Jésus-Christ y est compris, lequel vivifie la Parole, la faisant profiter en nos âmes par son Esprit. La loi, demeurant ainsi littérale, tue, continuait-il, puisque nous ne pouvons trouver en elle que condamnation. Mais l’Evangile vivifie, puisqu’il nous apporte la grâce de Jésus-Christ, par laquelle il fructifie en nous à salut. Voilà le simple sens de saint Paul, qui nous apprend ainsi qu‘il ne faut point séparer la Parole de Dieu de Jésus-Christ, qui en est l’âme. Que nous veulent donc ces bons expositeurs? Ils nous veulent, par ce passage, faire de l’Ecriture un nez de cire, ou la démener comme une pelote. Il est plus que certain que jamais Paul ne pensa à cela. Qu’ils cessent donc de produire un tel témoin pour aider à leur cause. Leur seconde intention, continue notre Réformateur, est encore plus diabolique: ils tâchent de nous égarer hors des limites des Ecritures afin que chacun suive ses propres songes et les illusions du diable, au lieu de la vérité de Dieu. Si Dieu nous a promis son Esprit, ce n’est pas afin qu’en délaissant l’Ecriture nous soyons conduits de cet Esprit et promenés par les nues, mais afin d’avoir la vraie intelligence de cette Ecriture et de nous en contenter.

Les libertins ne sauraient entamer un propos que le mot d’esprit ne soit incontinent par les rangs (c’est toujours Calvin qui parle). Ils appliquent le nom d’Esprit à tout ce que bon leur semble. Comme les curés des villages font quelquefois servir un marmouset qui est en leur paroisse à cinq ou six saints (en sorte qu’il représente tantôt l’un, tantôt l’autre), pour avoir d’autant plus d’offrandes, de même ceux-ci font-ils quant au mot d’esprit: c’est une sauce commune à toutes les viandes. Davantage, il est à noter qu’en appliquant ainsi confusément le mot d’esprit à tout ce qui leur vient à la tête, non seulement ils troublent l’intelligence des auditeurs, en mêlant les choses qui doivent être distinctes, mais aussi les embabouinent, en leur faisant accroire qu’ils sont tout spirituels et divins, et qu’ils sont à demi ravis avec les anges. Si donc quelqu’un de bon zèle tombe entre les mains de ces galants, quand il les entendra ne parler que d’esprit, dire que la Parole de Dieu n’est qu’esprit, et que Jésus-Christ semblablement est esprit, et qu’il nous faut être esprit avec Lui et que notre vie doit être esprit, il lui semblera de prime face que ce soient de bons zélateurs, qui se fâchent de voir la Parole de Dieu ainsi entortillée et mise en opprobre par la méchante vie des faux chrétiens. Etant ainsi amiellé, il concevra d’eux une bonne opinion, qui l’induira à leur porter amour et leur ajouter foi. Mais, puis après, ils viennent dégorger leur venin et tombent de ce haut parler, comme dit saint Jude, à une doctrine brutale. Quoi donc? dira quelqu’un, le nom d’Esprit doit-il pourtant être suspect? Qu’il ne m’advienne de le penser. Mais il nous convient être prudent pour discerner à quel usage on l’approprie. Si donc on aperçoit un homme y aller simplement, montrant que la Parole de Dieu est spirituelle, pour former nos cours à foi et sainte vie, si en reprenant la vanité de ceux qui n’ont la Parole de Dieu que sur le bout du bec, il avertit qu’il faut la prendre en autre usage, qu’on l’écoute de bon cour! Mais si l’on entend quelqu’un parler par ambages, on doit lui couper la broche court et lui demander ce qu’il veut signifier. S’il persévère à tourner à l’entour du pot, et qu’il entortille ses paroles comme une queue de serpent, alors qu’on le tire au jour, quoi qu’il dise, comme si on tirait un larron ou un malfaiteur de sa cachette. Chacun sait comment et à quel titre ces gens ont acquis le nom de spirituels, duquel ils s’enorgueillissent tant, que le nom de chrétiens ne leur est rien au prix.

Pour éviter un tel inconvénient, ajoutait le Réformateur, ne désirons point de rien saisir que ce qu’il a plu à Dieu de nous révéler en son Ecriture. N’assujettissons point la sacrée Parole de Dieu, ni à notre sens, ni à nos concupiscences, mais plutôt rangeons-nous entièrement à ce qu’elle nous dit. Ne soyons point convoiteux de choses nouvelles, et n’ayons point les oreilles chatouilleuses pour nous adonner à curiosité, mais cherchons ce qui est de profit et d’édification. Etant adressés au vrai chemin, tenons-nous-y; ayant la vérité de Dieu, adhérons ferme à icelle. Au reste, que nul ne s’ébahisse ou se trouble de voir des erreurs tant étranges et exorbitantes de toute manière. Que nul ne prenne de là l’occasion de s’ébranler ou de reculer de l’Evangile. Mais plutôt cherchons à nous fortifier en lui, afin qu’il nous soit un appui perpétuel, sûr et fidèle, pour nous soutenir au milieu de tous les troubles et de tous les scandales qui nous pourront accueillir.»

Ainsi parlait, dans Genève, le Réformateur. Mais ces sectaires étaient fortement appuyés: Perrin, Vandel, Berthelier, étaient avec eux. Le 18 mai, les spirituels, à la suite d’un souper où le vin les avait échauffés, entreprirent d’attaquer la maison de Baudichon de la Maisonneuve, où quelques réfugiés et autres Genevois, amis de Calvin, étaient réunis. «Ils se mirent, dit Bonivard, en soupant et faisant collation, à déchiqueter à beaux coups de langue ces Français et porte-Français; et après que la langue eut fait son office, le vin émut les pieds et les mains à faire aussi le leur.» Il y eut une émeute à neuf heures du soir sur la place de la Fusterie. Le syndic Aubert accourut, le bâton syndical à la main. Les spirituels furent saisis en flagrant délit de rébellion, jugés et bannis. Je termine ici l’histoire de cette controverse du seizième siècle dans Genève, controverse que j’ai jugée propre à être remise sous vos yeux. Nous avons achevé de descendre l’échelle: c’est dans la fange qu’elle finit.

Un historien allemand, parlant des faux spirituels qui parurent après la Réformation, a dit: «Le réveil d’un nouveau principe amène toujours quelque chose d’extraordinaire. Quand l’esprit humain est remué par de grandes choses, il s’élance en avant avec la même hardiesse qu’il a mise à renverser les idoles humaines, et il se livre facilement à des idées qui battent tout ordre en brèche.» Ce qui est arrivé au seizième siècle après la Réformation, on ne doit pas s’étonner de le revoir, au dix-neuvième, après le réveil. Vous connaissez tous la parole de Luther, qui comparait l’humanité à un homme ivre à cheval: il tombe d’un côté; on le remet droit, et aussitôt il tombe de l’autre. Voici ce que signifiait cette comparaison. Il y a deux sphères dans la religion: la sphère objective, qui, renferme ce qui est hors de nous (par exemple, l’Ecriture et l’ouvre expiatoire de Christ), et la sphère subjective, qui renferme ce qui est en nous (l’ouvre de l’Esprit et la régénération). Pour que la religion soit vraie et salutaire, il doit y avoir équilibre entre ces deux sphères; mais dès que l’équilibre est rompu d’un côté ou de l’autre, la religion court de grands périls. La Réformation les établit en une parfaite harmonie. Mais, de même que la corruption de la papauté était venue de ce qu’elle s’était jetée du côté objectif et l’avait perverti, le mal des doctrines que nous combattons provint de ce que leurs auteurs se jetèrent du côté subjectif et le dénaturèrent. La tendance subjective, si elle devient exclusive, est une tendance maladive, une fièvre. Cette maladie provient du manque de santé de l’individu, de ce qu’il n’y a pas eu de conversion pour lui, ou, tout au moins, de ce que sa conversion n’a pas été assez profonde. Le moi, qui n’a pas été assez humilié, assez crucifié, se relève tout à coup et se met au-dessus de l’Ecriture de Dieu. On tombe plus facilement dans cette maladie morale, si l’on a cultivé une faculté, l’intelligence par exemple, aux dépens des autres; si l’on a vécu dans son cabinet en dehors des expériences chrétiennes et de la vie chrétienne. « Ah ! nous écrivait tout récemment un pasteur, qui a déjà quelques années d’expérience, et qui est sorti de notre Ecole, que nos frères, les étudiants, entrent seulement dans l’ouvre du ministère; qu’ils s’efforcent de persuader, de convaincre; et, revenant de leur erreur, s’ils ont prêté l’oreille aux nouvelles idées, ils verront bien que, pour faire du bien, ils n’ont pas de plus puissantes armes que les Ecritures de Dieu. »

Messieurs, je redoute cette tendance subjective pour notre époque. Je la redoute, convaincu qu’elle ne peut manquer d’avoir les mêmes développements et les mêmes conséquences qu’elle eut au seizième siècle. Vous aurez remarqué la progression funeste de cette opinion. Châtillon enseigna simplement la doctrine qui substitue l’autorité de l’esprit individuel à l’autorité de l’Ecriture divine. Mais toute semence porte ses fruits. Cette doctrine, professée bientôt par Socin et par Servet, renversa d’abord toutes les doctrines de la foi; puis, interprétée par Coppin, Pocquet, Gruet et les libertins, elle renversa tous les préceptes de la morale. Elle enfanta ainsi de grandes hérésies et un hideux dérèglement. La progression est terrible, mais inévitable. Nous tenons donc à bien l’établir. Si nous nous opposons maintenant aux principes professés parmi nous, ce n’est pas seulement pour défendre l’autorité de la Parole inspirée de Dieu, cela certes en vaudrait déjà la peine, mais nous avons d’autres motifs encore. Nous nous y opposons, parce que (nous en avons la conviction), ce qui est en cause dans cette affaire, ce sont au fond les dogmes chrétiens et la morale chrétienne. Nous devons le répéter, afin que chacun le comprenne: ce qui est en cause dans cette affaire, ce sont les dogmes chrétiens et la morale chrétienne. Nous demander donc, comme on l’a fait, d’admettre ces doctrines pernicieuses, c’est nous demander, non seulement d’abandonner les Saintes Ecritures, mais encore d’abandonner le christianisme, sa foi et ses mours. Autant vaudrait nous demander la vie. Et si l’on nous disait: « Sur quoi basez-vous une opinion si étroite, si étrange, si en arrière du siècle? » nous répondrions: sur le témoignage de Dieu et sur le témoignage des faits. C’est afin de faire, s’il est possible, sauter cette opinion aux yeux des plus incrédules, que nous venons de retracer un chapitre de l’histoire religieuse de Genève. Je crois à la voix de l’Ecriture, et je crois aussi à la voix de l’histoire. Je dois combattre ce dont elles me signalent les redoutables dangers (ich kann nicht anders, je ne puis autrement, parole de Luther à Worms).

Sans doute, Messieurs, les erreurs dont nous sommes maintenant témoins à Genève, pas plus que celles de Châtillon, n’ont aucune ressemblance, sous le rapport moral, avec celles de la dernière catégorie, celles des faux spirituels. Des caractères d’une admirable pureté préviendront, j’en suis convaincu, quelque temps encore, les conséquences fatales de ces principes. On peut même espérer, vu le progrès général, que les excès seront moins grands qu’ils ne le furent il y a trois siècles. L’esprit humain marche en spirale: après un certain temps, il revient au point où il s’est trouvé quelques siècles auparavant. Mais, comme la courbe dont je parle, l’esprit de l’homme, tout en revenant vers le point où il a déjà passé, s’en écarte de plus en plus à chaque révolution qu’il opère. Toutefois, les conséquences des principes que nous combattons sont naturelles, et, je le ré- pète, inévitables. Il ne serait pas nécessaire de sortir de la Suisse pour trouver des gens qui, à cette heure même, tirent ces conséquences et les pratiquent. Quand l’homme est parvenu à abattre, ou du moins, à tourner la digue solide que Dieu a mise à ses doutes et à ses passions, l’Ecriture, il ne trouve plus rien qui l’arrête. Les scandaleux désordres auxquels se livrèrent les spirituels dans Genève, il y a juste trois siècles, sont un avertissement solennel donné à la génération actuelle. Celui qui a voulu que, au commencement de la dispensation évangélique, il y eût des Ananias, des Saphira, des nicolaïtes, pour effrayer les siècles futurs, a voulu aussi qu’au commencement de notre bienheureuse Réformation, il y eût des libertins spirituels pour épouvanter tous ceux qui seraient tentés d’oublier l’autorité unique et souveraine de ce qui est écrit dans la Parole de Dieu.

Quelques-uns mêmes pensent que l’erreur qui se propose de renverser l’autorité de l’Ecriture de Dieu pour lui substituer l’autorité personnelle, a plus de chances de succès de nos jours qu’elle n’en avait au seizième siècle. « Cette erreur, disent-ils, n’était pas dans l’esprit général du seizième siècle; mais elle est tout à fait dans l’esprit du nôtre. » Je dois reconnaître ce qu’il y a de fondé dans cette pensée. Cette doctrine est en effet, pour ainsi parler, le complément théologique de l’idée fausse et funeste de notre siècle qui, à la soumission à une autorité supérieure, substitue partout l’indépendance et l’autorité individuelle. Il y a donc dans la décadence de la société chance pour ces erreurs.

Mais si le mal a progressé, le bien a progressé de même. Si les entendus tombent facilement dans ces doctrines fatales, les simples, les chrétiens vivants ne se laisseront pas entamer. Il en est des enfants de Dieu comme «des corps organisés qui ont la faculté de rejeter toute substance étrangère par le jeu de la vie.» L’Eglise vivante sentira partout que ces erreurs lui sont contraires et les repoussera. Elles ne seront que comme un tamis destiné à séparer ce qui a parmi nous la vraie vie de ce qui n’en a que l’apparence.

Cela est si vrai que nous avons plutôt à craindre une réaction exagérée. Oui, Messieurs, et c’est un fait qui demande toutes vos prières, la nacelle de l’Ecole, et je puis dire de l’Eglise, vogue maintenant entre deux courants opposés: il y a le courant des amis de la science, qui s’oppose à la Sainte Ecriture de Dieu; il y a le courant des amis de la Sainte Ecriture de Dieu qui s’oppose à la science. D’un côté se trouve la beauté intellectuelle du savoir et du talent; de l’autre, la beauté spirituelle de la vie intérieure et de l’activité chrétienne. S’il fallait absolument, pour garder une de ces choses, rejeter l’autre, notre choix ne serait pas douteux: nous abandonnerions l’intellectualisme des savants pour la piété des humbles. Mais, Messieurs, nous ne voulons nous laisser entraîner dans aucun extrême. Nous rejetons la science qui se fait la maîtresse des Ecritures de Dieu, mais nous réclamons celle qui se fait leur servante. Nous voyons de grandes misères pour l’Eglise, si l’on repousse l’un ou l’autre de ces éléments: la science ou la foi. Maintenant plus que jamais, une science vraiment scripturaire est nécessaire pour combattre de subtiles erreurs et ramener sans cesse l’Eglise aux sources primitives de la vie.

Comprenez le bien, si nous voulons conserver les Ecritures, c’est pour conserver la vie, la doctrine, Jésus-Christ lui-même. On a entendu quelques personnes dire que, tout en rejetant les attaques dirigées contre les Ecritures, elles sympathisaient avec d’autres manifestations provenues récemment de la même plume, et croyaient que la vraie sanctification était dans la conformité à l’image de Jésus. Est-ce là, je le demande, ce qui est en question? Les enfants de Dieu de tous les siècles, qui jour et nuit méditent dans la loi de l’Eternel, n’ont-ils pas toujours cherché leur sanctification dans la conformité à l’image de Jésus? Non, la question n’est pas là, mais voici où elle se trouve. Faut-il se conformer à l’image de Christ, telle que nous la donnent les Ecritures inspirées de Dieu, du Christ vrai, du Christ toujours le même, ou bien, faisant un triage dans ces Ecritures, et en retranchant ce qui ne nous plaît pas, faut-il nous conformer à l’image muable du Christ, de nos rêveries, de notre entendement et de notre imagination? Voilà la question.

Messieurs, Christ notre sagesse, Christ notre justice, Christ notre sanctification, Christ notre vie, Christ notre espérance, Christ notre rédemption, voilà Celui qu’il nous faut garder. L’ennemi cherche sans cesse à l’enlever, dût-il même se présenter comme un ange de lumière. Résistons à l’ennemi, et ils ‘enfuira loin de nous. L’Ecriture Sainte maintient seule Jésus-Christ, et l’Esprit seul nous le donne par l’Ecriture. Ah! gardons Jésus-Christ, et pour cela gardons l’Ecriture par le Saint-Esprit!

J.-H. M. d’A.

UNE PAGE D’HISTOIRE

Le témoignage de l’Histoire (1re partie)

Notice biographique: Jean-Henri Merle d’Aubigné, descendant du fameux écrivain protestant Agrippa d’Aubigné, fut un historien et un théologien genevois (1794-1872). Il exerça le ministère de pasteur et de professeur à l’école de théologie protestante fondée par le « Réveil. de Genève ». Il eut entre autres comme collègue Louis Gaussen, dont l’ouvrage sur la Théopneustie des Ecritures contribua fortement à remettre à l’honneur la doctrine de l’inspiration plénière de la Bible.

Nos lecteurs perspicaces ne manqueront pas de remarquer l’entière actualité du discours que nous publions.

Le texte dont nous commençons la publication ci-dessous est le troisième discours de J.-H. Merle d’Aubigné sur le thème de l’Autorité des Ecritures inspirées de Dieu. Les deux premiers sont intitulés:
Le Témoignage de Dieu
Le Témoignage des hommes
Ces discours ont été publiés pour la première fois en 1850 par la Société des Traités religieux de Toulouse. Nous avons utilisé l’édition de 1916 publiée par le Bureau de l’Alliance Biblique à Genève.

Le Témoignage de l’Histoire

1re partie

Le but de la Société évangélique qui nous rassemble aujourd’hui n’est pas un, comme celui d’une société biblique ou d’une société des missions: il est multiple. Cette Société s’occupe à la fois de la dissémination des Saintes Ecritures, de l’évangélisation des âmes et de l’ enseignement de jeunes chrétiens que le Seigneur appelle à devenir ministres de sa Parole. Je me suis demandé lequel de ces divers départements devait surtout nous occuper à cette heure, et il m’a paru que le choix n’était pas douteux.

En vous convoquant cette année à cette fête chrétienne, nous avons compris que c’était plus que jamais autour des Saintes Ecritures de Dieu, de leur inspiration, de leur divine autorité, que nous vous appelions à vous réunir. Le Seigneur, en permettant des circonstances qui vous sont connues, a donné lui-même cette indication; nous l’avons acceptée.

Un chrétien d’Allemagne, le pieux et érudit Rieger disait: « Un cour large et une conscience étroite, voilà la devise du chrétien ». C’est la répétition des paroles de Paul: «La vérité dans la charité». Nous nous sommes appliqués à suivre cette voie évangélique dans des circonstances qui ont déchiré nos cours. Les uns ont dit que nous avions agi trop promptement; les autres ont dit que nous avions agi trop lentement. Peut-être ces jugements contradictoires indiquent-ils que nous n’avons agi ni trop promptement ni trop lentement; et nous désirons faire de même à l’avenir. Pour tout ce qui regarde les personnes, nous demandons à Dieu un cour large. Nous pardonnons le mal qui nous a été fait, nous ne disons pas fait à nous personnellement, mais à une institution qui nous est si chère. Toutes les fois que se présentent à nous quelques-unes de ces paroles qui, portant atteinte aux Ecritures de Dieu, nous percent l’âme, nous aimons à diriger aussitôt nos pensées sur des qualités aimables, sur de beaux talents, sur une conviction sincère, pour adoucir notre blessure. Nous n’avons pas même voulu rectifier les rapports inexacts qui ont été faits en divers lieux. Nous avons gardé le silence, disant comme Luther: « Seulement il faut de la foi, de peur que la cause de la foi ne se trouve être sans foi ». Nous eussions fait plus encore, si la conscience nous y eût autorisés. S’il ne s’était agi que de choses secondaires, de nuances sur la doctrine de l’inspiration, nous aurions été heureux de faire des sacrifices à la charité sans compromettre la vérité. Nous voulons qu’une certaine liberté soit maintenue à l’ enseignement théologique. Mais toute liberté a des limites qu’on ne peut franchir sans porter atteinte à l’existence des choses. La question qui a été débattue parmi nous n’était pas une question de nuances; il s’agissait du maintien ou de l’abandon de l’un des principes les plus essentiels du christianisme évangélique: l’inspiration et l’autorité divine des Saintes Ecritures; nous ne pouvions dès lors hésiter. Les vingt-et-un membres de votre comité général ont agi dans toute cette affaire avec la plus parfaite unanimité. Fidèle au principe que nous avons suivi, je désire ne point vous entretenir ici de ce qui s’est passé parmi nous, mais seulement vous présenter la question qui nous occupe, d’abord sous le point de vue de la théorie, ensuite sous le point de vue de l’histoire en vous rappelant quelle fut, il y a trois siècles, la première invasion dans Genève des erreurs qui nous occupent.

Toutefois, il est si important à mes yeux de réserver la liberté de chacun dans le sujet dont il est question, que je rappelle ce qui a déjà souvent été dit: que le discours du président lui appartient en propre, et que la pensée et la responsabilité du comité ne se trouvent que dans les rapports des départements.

I

Il y a des difficultés dans la doctrine de l’inspiration, et chacun doit respecter ici la liberté individuelle de ses frères. Comment Dieu a-t-il agi sur les agents qu’il a employés pour communiquer avec l’homme? A-t-il toujours agi sur eux précisément de la même manière? Quels sont les moyens qui ont mis ces agents en état de distinguer leurs propres mouvements des mouvements de l’Esprit divin? On peut différer sur ces questions et sur beaucoup d’autres; on peut même n’avoir sur elles aucun avis arrêté. Mais il est un fait simple et significatif, un fait d’une souveraine importance, qui doit être admis de tout chrétien évangélique; le voici: « Toute Ecriture est inspirée de Dieu » (2 Tim 3.16).

Il y a dans la révélation écrite, qui est la Bible, comme dans la révélation vivante, qui est Jésus-Christ, deux natures, deux facteurs: Dieu et l’homme; il ne faut omettre ni l’un ni l’autre. Il y a un Emmanuel, DIEU AVEC NOUS, pour la Bible comme pour le Sauveur.

Oui, il y a l’homme dans la Bible. Ce n’est ni une trompette, ni une voix, ni une plume, ni une main que Dieu a employées pour nous donner la connaissance du salut; ce sont des esprits, des volontés, des cours. Les écrivains sacrés n’ont pas été, comme Balaam ou Caïphe, des instruments passifs: ils ont été des organes vivants, agissants, imprimant à leurs écrits le cachet de leur individualité.

Mais il y a aussi Dieu dans la Bible. Si l’enseignement qui s’y trouve n’était pas celui de Dieu même, la présence du péché dans l’homme n’aurait-elle pas empêché les écrivains sacrés de nous transmettre la vérité pure et sans alliage? N’en serait-il pas résulté pour nous le doute, le trouble, l’incrédulité? La révélation n’eût-elle pas ainsi manqué son but?

Et non seulement l’Esprit divin a inspiré aux écrivains sacrés les doctrines, les pensées, il leur a aussi donné l’expression propre, les paroles. Il n’y a pas d’idées sans mots. Si l’Esprit-Saint ne donnait pas les paroles, il eût été possible que l’homme; laissé à ses influences naturelles, se servît de mots qui ne rendissent pas son idée. Quand vous faites faire un message à un ami, supposez même qu’il ne s’agisse que d’une invitation et de l’heure à laquelle vous l’attendez, vous préférez ne pas en charger verbalement votre serviteur, de crainte d’erreur de sa part, et vous lui donnez le message dans un billet écrit de votre main. Et Dieu ne ferait pas pour le salut éternel ce que l’homme fait pour un festin?

Seulement on pourrait ici distinguer deux systèmes: l’un, soutenu en Allemagne au dix-septième siècle, qui s’attacherait avant tout à l’inspiration des mots, et ensuite en déduirait celle des choses; et l’autre qui, s’attachant avant tout à l’inspiration des choses; en déduirait ensuite celle des mots, comme une conséquence nécessaire. C’est ce dernier système que je soutiens.

Mais, si je maintiens l’inspiration des paroles, non pour la lettre, mais en tant que nécessaire à celle du sens, je crois aussi à l’inspiration de toutes les parties de l’Ecriture. C’est un travail fort peu rationnel que celui de vouloir distinguer dans la Bible ce qui est inspiré de ce qui ne l’est pas. Et que devra-t-on exclure de la Bible? Sera-ce la loi, comme étant une économie1 de la lettre? Mais la loi, sans parler de tous ses autres buts, n’est-elle pas aussi « prophétique »? Ne vient-elle pas, par conséquent, de l’Esprit?
Ou bien, voudra-t-on distinguer entre doctrine et histoire? Mais l’Histoire biblique est-elle autre chose qu’une révélation des desseins et du salut de Dieu? Et la manifestation de Dieu en chair par Jésus-Christ n’est- elle pas à la fois histoire, mais doctrine, – doctrine, mais histoire?

Approchons-nous davantage de ce qui fait le sujet de la discussion actuelle.

L’essentiel, pour l’homme, c’est de connaître le salut de Dieu. Quel est le moyen par lequel il y parviendra?

Ce moyen peut être dans l’homme, ou au-dehors et au-dessus de l ‘homme. C’est cette distinction que Luther a faite quand il a dit: « Ce n’est pas sur le roc de la Parole de Dieu, c’est sur le sable de la raison de l’homme que repose l’église du Pape ».

L’Eglise évangélique fait reposer la connaissance chrétienne sur un principe pris en dehors et au-dessus de nous, dans une sainte et infaillible Ecriture. Selon tous les théologiens, il y a deux principes essentiels du christianisme évangélique: 1° la justification par la foi vivante en Christ et 2° la soumission à l’autorité souveraine des Ecritures. Aussi un docteur allemand de nos jours, le professeur Müller, de Halle, dit-il: « Celui qui ne reconnaît pas le dogme de la justification par la foi et l’autorité de la Bible, renonce à l’église protestante ».

Mais, si l’on rejette la Bible comme autorité divine, comme le témoignage qui donne la connaissance chrétienne et sur lequel la foi repose, qu’est-ce donc qu’on lui substituera?

Quatre écoles se sont ici présentées et, éloignant l’Ecriture, que l’Eglise évangélique met en avant, lui ont substitué chacune une autre source de vérité.

D’abord viennent les mystiques, dont les plus exagérés prétendent que le règne de l’Esprit et celui de la « lettre » sont deux règnes hostiles et incompatibles; que la vérité provient d’une illumination intérieure, indépendante de l’Ecriture, et que, quand on est placé face à la Bible, on possède en soi le principe d’un triage spirituel qui enseigne ce qu’il faut en prendre et ce qu’il faut en laisser.

Il est à craindre, d’après notre pauvre nature, que dans ce triage spirituel, chacun ne laisse précisément de la Bible ce que, selon la volonté de Dieu, il devrait avant tout en prendre. C’est le même risque que l’on courrait quand on présenterait à un enfant malade des médecines et des bonbons, et qu’on lui dirait: « Mon enfant, fais le triage selon le principe que tu possèdes en toi »,

Après cette première école, j’indique seulement les trois autres: la rationaliste, qui substitue la raison à la Bible; la catholique, qui compte des adhérents même dans les églises protestantes et qui lui substitue la tradition; enfin, la papiste, qui lui substitue l’infaillibilité du pape. Toutes ces erreurs se touchent. L’école mystique tombe aussi facilement dans la tradition. Un célèbre théologien allemand contemporain, Twesten, combattant les vues que nous combattons nous-mêmes, dit: « Si l’inspiration n’était pas autre chose qu’un certain génie religieux, ne devrions-nous pas trouver juste que les catholiques missent à côté de la Bible les écrits des Pères de l’Eglise, d’un Saint-Augustin, d’un Saint-Bernard, d’un Saint-Thomas d’Aquin, puisqu’on ne peut certainement leur contester le génie religieux? »2 Ainsi parle Twesten, et, en effet, ceux qu’il combat, les mystico-rationalistes, donnent volontiers à des écrits humains, par exemple à l’Epître de Barnabas, la même valeur qu’à la Sainte Ecriture. Le mysticisme et le rationalisme nous ramènent ainsi au catholicisme.

C’est avec l’opinion mystique, mêlée d’une dose de rationalisme et d’une moindre dose de traditionalisme, que nous avons surtout maintenant à faire.

Mais, dira-t-on, n’ont-ils pas raison, les docteurs et les fidèles qui s’élèvent contre la «lettre»? L’action du Saint-Esprit n’est-elle pas l’ouvre importante et par excellence dans le christianisme? Oui, Messieurs, il est aussi très important de placer les choses dans l’ordre voulu de Dieu. Il n’est pas nécessaire d’introduire des termes étranges pour créer de grandes hérésies: il suffit de changer l’ordre des termes que Dieu donne. Par exemple, comment la papauté arrive-t-elle à sa grande hérésie, celle du salut par les ouvres? Elle n’introduit rien de nouveau. Elle trouve deux mots dans l’Evangile: «salut», «ouvres», qui désignent deux choses très nécessaires; et elle se contente d’en intervertir l’ordre. Elle met le premier terme à la seconde place, et le deuxième terme à la première. Tandis que l’Evangile dit: «D’abord le salut, et ensuite les ouvres comme conséquences du salut», Rome dit: «D’abord les ouvres, et ensuite le salut comme conséquence des ouvres». Ce n’est, dira-t-elle, qu’un tout petit changement dans l’ordre des mots dont on se sert. Oui, mais ce petit changement produit une immense hérésie, qui perd les âmes et qui renverse, pour ainsi dire, le ciel et la terre.

Il en est de même dans la question qui nous occupe. La Parole écrite et le Saint-Esprit, voilà les deux termes, les deux organes par lesquels Dieu communique la vérité qui sauve. Mais quel est le rapport entre cette Parole et cet Esprit, selon la Bible et selon les églises évangéliques?

Je préfère ne pas vous indiquer ce rapport moi-même, mais avoir recours pour cela à d’autres théologiens, et je choisirai de préférence des plus libéraux, de ceux que l’on représente (à tort, sans doute) comme des partisans de l’opinion que je combats.

Le premier que je citerai sera le docteur Nitzsch, actuellement professeur à Berlin. Voici ce qu’on lit dans sa Dogmatique, à l’article intitulé: «Parole de Dieu et Esprit»: «Le don de l’Esprit est lié lui-même à la Parole de Dieu qui le précède. Ce rapport ne cesse jamais, en sorte que la connaissance chrétienne ne peut jamais être puisée dans une source purement intérieure, et que chaque appel à la lumière intérieure, avec mépris de la Parole extérieure, aboutit infailliblement à un enthousiasme vide de sens, à une creuse extravagance».

Je vous ai cité le docteur Nitzsch d’autant plus volontiers qu’il est, avec le docteur Müller, que je vous ai déjà nommé, et le savant Néander, fondateur d’un nouveau «Journal allemand de la science et de la vie chrétienne» qu’on dit vouloir modifier les doctrines reçues touchant l’Ecriture. «Toute action de l’Esprit-Saint, dit aussi Twesten dans sa dogmatique, a pour condition, pour organe, la Parole de Dieu dans l’Ecriture».

C’est là, Messieurs, ce qui avait été établi dès les premiers temps de la Réformation. Luther appelle ceux qui disent que l’Ecriture est une lettre morte, et qui ne vantent que l’Esprit: «Tolle Geister, Rottengeister», c’est-à- dire des fous et des brouillons. « La lettre ne donne pas par elle-même la vie, dit-il, mais elle doit être là, afin que par elle l’Esprit-Saint agisse dans le creur. Si l’on parle d’un Esprit que l’on ne reçoive pas par la Parole écrite, ce n’est pas le bon Esprit; c’est le diable tout pur sorti de l’enfer »3. Je le déclare avec la plus ferme conviction, pas un théologien éclairé ne bronchera sur ce point, même en Allemagne.

Müller, Néander, Nitzsch, Tholuck ont trop de science et de bon sens pour tomber dans cette creuse extravagance que l’un d’eux stigmatise. Quelques-uns de leurs disciples peuvent aller plus loin qu’eux, et cela mérite toute leur attention, mais jamais les maîtres n’adhèreront à ce divorce que l’on proclame entre l’Esprit et l’Ecriture. Des nuances séparent notre opinion de celle des théologiens dont je parle, mais entre eux et l’opinion que nous combattons, il y a, ou je me trompe fort, un abîme.

Remarquons qu’il faut distinguer parmi les mystiques deux écoles.

L’une, plus modérée, que j’appellerai mystique-chrétienne, reconnaît l’Ecriture comme inspirée de Dieu, mais seulement admet le Saint-Esprit comme instruisant indépendamment de l’Ecriture; c’est l’opinion du quaker Barklay. Cette erreur a de nombreux dangers, mais ceux qui la professent, il faut le reconnaître, possèdent encore la Parole et l’Esprit.

La seconde école, plus extrême, et que j’appellerai mystique-rationaliste, ne reconnaît pas l’inspiration de l’Ecriture, ne voit dans cette doctrine qu’une «ventriloquie cabalistique», et veut y substituer simplement le «noble accent de la voix humaine». Je désire qu’il y ait quelque exception à la règle; mais je crains que l’on ne doive dire, en thèse générale, que les disciples de cette école n’ont ni la Parole qu’ils rejettent, ni l’Esprit qu’ils revendiquent; car, vous l’avez entendu, l’un est lié à l’autre, et en rejetant l’un on perd l’autre.

Oui, Messieurs, il y a une foi à la Sainte Ecriture, L’Eglise repose sur la conviction vivante des chrétiens que la même puissance de Dieu qui, aux temps évangéliques, donna la Parole et les enseignements des apôtres, a donné aussi alors l’Ecriture, et l’a donné suffisante, parfaite, infaillible, pour manifester clairement et sûrement dans tous les siècles la volonté immuable de Dieu. Cette ferme confiance dans les Saintes Ecritures est une grâce du Saint-Esprit et la mère de toutes les grâces. Celui qui la perd, perd un don de Dieu, et il est en danger de perdre tous les autres.

Vous vous trompez, diront sans doute des personnes inexpérimentées qui adhèrent au nouveau système: nous ne perdons rien. Au contraire, la doctrine que nous recevons est un nouveau soleil qui se lève sur le monde, une seconde réformation, une ère nouvelle de lumière, de liberté et de vie, un moyen de satisfaire ceux qui désirent une catholicité véritable et d’amener à bonne fin l’union de tous les chrétiens.

Ces prétentions, Messieurs, ne sont pas nouvelles. Déjà les mystiques du Moyen-Age annonçaient qu’après l’économie du Père (Ancien Testament), l’économie du Fils (Nouveau Testament), ils allaient, eux, commencer l’économie de l’Esprit. D’autres fois, ils disaient qu’après la période de Paul, puis de Jacques, on allait entrer dans la période de Jean; et le fantasque Swedenborg, qui a des rapports avec la doctrine que nous combattons, annonçait, en 1770, «la nouvelle Eglise, l’accomplissement spirituel de l’Eglise chrétienne, pour former la nouvelle Jérusalem».

En faisant briller ces feux follets, on a de tout temps engagé infailliblement une jeunesse généreuse, mais imprudente, dans des mares dormantes et périlleuses. Il est important de peser la valeur de cette prétention.

Il y a dans le Cours d’histoire ecclésiastique du docteur Néander une réflexion qui m’a toujours frappé, non par sa nouveauté, elle est si évidente que bien d’autres l’ont faite avant et après lui, mais par sa vérité et son importance. Parlant des diverses utilités de l’Histoire de l’Eglise, le docteur remarque qu‘elle sert à nous faire discerner les maux dont nous pouvons être menacés, en nous présentant le tableau de ces mêmes maux dans les siècles antérieurs. « La nature humaine, dit-il, est, quant à ses erreurs, la même dans tous les temps: L’Histoire nous fournit, en conséquence, les meilleurs moyens de combattre de la manière la plus utile les sources du mal qui, de nos jours, paraissent dans l’Eglise, car elle nous montre que ce sont les mêmes causes qui, dans tous les temps, se sont opposées aux effets du vrai christianisme »4.

Au fond, cette parole de Néander revient à celle de Salomon: « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil« . J’ai donc pensé qu’il pourrait être utile de vous présenter ici un petit chapitre d’Histoire. Nous savons la nature de l’opinion qui s’est manifestée parmi nous; mais nous ne savons pas encore le rôle qu’elle doit avoir dans l’Eglise. Or, nous pouvons le connaître en considérant cette même opinion dans les siècles antérieurs: ce nouveau soleil, ce système réformateur, ce ne sont, il faut bien le dire, que des idées rebattues et des moins estimables de toutes celles que nous fournit l’Histoire. Nous avons donc ici une règle de trois; il y a un terme que nous ne connaissons pas, mais il y en a trois que nous connaissons, et vous savez qu’avec trois termes que l’on connaît on peut obtenir d’une manière parfaitement exacte le quatrième ou l’inconnu.

Pour essayer l’expérience indiquée par Néander, je voudrais donc fouiller dans nos annales trois siècles en arrière, et voir quels sont les docteurs qui, les premiers dans Genève, ont substitué à l’autorité de Dieu dans l’Ecriture l’autorité individuelle de l’homme, en lui donnant le nom de Saint-Esprit. Permettez-moi de vous offrir comme offrande de bienvenue, dans notre Genève de 1850, un tableau de Genève en 1550, un peu avant et un peu après.

(à suivre)

1 L’auteur emploie le terme ancien « économie » là où nous emploierions le mot « dispensation ». On appelle « dispensations » les différentes périodes que l’on peut distinguer dans l’accomplissement du plan de Dieu. (n. d. l. r.).
2 Twesten: Dogm. I, p. 423.
3 L. Opp., VIII, 1176.
4 Cours du Dr Néander à l’Université de Berlin.

Note de la rédaction: les passages en caractères gras le sont de notre propre initiative.