PROMESSES
Aux sources du christianisme européen
« Ayant été empêchés par le Saint-Esprit d’annoncer la parole dans l’Asie, [Paul, Silas et Timothée] traversèrent la Phrygie et le pays de Galatie. Arrivés près de la Mysie, ils se disposaient à entrer en Bythinie ; mais l’Esprit de Jésus ne le leur permit pas. Ils franchirent alors la Mysie, et descendirent à Troas. Pendant la nuit, Paul eut une vision : un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière : passe en Macédoine, secours-nous ! Après cette vision de Paul, nous cherchâmes aussitôt à nous rendre en Macédoine, concluant que le Seigneur nous appelait à y annoncer la bonne nouvelle. […] Nous allâmes à Philippes […] Nous parlâmes aux femmes qui étaient réunies (près d’une rivière). L’une d’elles, nommée Lydie, marchande de pourpre […] était une femme craignant Dieu et elle écoutait. Le Seigneur lui ouvrit le cœur pour qu’elle soit attentive à ce que disait Paul. Lorsqu’elle eut été baptisée, elle et sa famille, elle nous fit cette demande : Si vous me jugez fidèle au Seigneur, entrez dans ma maison. » Actes des Apôtres (16.6-15)
Ce passage des Écritures insiste de façon évidente sur l’intervention directe du Saint-Esprit — et donc de Dieu lui-même — sur les itinéraires d’évangélisation de l’apôtre Paul. C’est à l’évidence le Seigneur qui a choisi l’Europe plutôt que l’Asie pour constituer le pôle fondamental autour duquel s’est articulée l’histoire des nations durant près de deux millénaires. Il est intéressant de noter que le christianisme, plus ou moins profondément altéré selon les époques, a subsisté en Europe alors qu’il a disparu en grande partie en Turquie, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, régions qui pourtant ont été évangélisées autant que le Vieux Continent et, souvent même, avant lui. Il ne fait aucun doute que le Dieu trinitaire a, en vertu de ses desseins éternels, assigné une place particulière à l’Europe dans l’histoire de l’humanité. Cette réalité ne préjuge en rien des inversions historiques en cours qui voient des pays comme la Corée du Sud ou le Brésil compter une proportion de chrétiens nettement plus importante que la France. Mais elle témoigne que l’Europe continue à jouer un rôle absolument capital dans l’histoire, ne serait-ce qu’au travers de paradigmes1 issus de sa déchristianisation qu’elle réussit substantiellement à diffuser presque dans le monde entier.
Cette Europe au destin singulier se présente à l’observateur comme une réalité complexe. Mais sa principale caractéristique contemporaine consiste manifestement dans son intégration. Qui dit Europe aujourd’hui pense le plus souvent à l’Union européenne, à l’Europe des 25, construction institutionnelle à la fois politique et économique, super-état en devenir au travers d’un processus amorcé dès après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce processus d’approfondissement et d’élargissement de l’Europe ne constitue pas une « première », une espèce d’incongruité historique.
A. Les cinq unifications européennes historiques
Au cours de sa longue existence, l’Europe a déjà été unifiée à cinq reprises. Ces cinq unifications ont évidemment revêtu des extensions territoriales, des natures et des formes différentes. Elles ont eu pour théâtre l’Empire romain, l’Empire de Charlemagne, le Saint Empire romain germanique sous Charles Quint, l’Empire napol&eaeacute;onien et finalement le IIIe Reich. L’intégration européenne de notre temps constitue la sixième tentative d’unification du Vieux Continent.
B. L’Union européenne
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une sixième unification européenne est donc en cours. Les historiens font remonter l’amorce du processus d’intégration européenne au 6 juin 1947, lorsque Winston Churchill proposa la création des États-Unis d’Europe (sans la Grande-Bretagne !), ou à la Conférence de La Haye de mai 1948 au cours de laquelle de nombreuses personnalités du monde politique et culturel proposèrent aux gouvernements européens de prendre des mesures propres à créer une Union européenne. Mais l’Europe unie trouve sa véritable origine institutionnelle dans le Traité de Rome, du 25 mars 1957, qui a donné naissance à la CEE (Communauté économique européenne) dont est directement issue l’Union Européenne (UE) actuelle. Depuis lors, l’UE n’a cessé de s’étendre — passant de 6 à 27 pays membres &##8212; et d’étendre ses prérogatives au détriment des États-nations membres. Ainsi, presque tous les pays membres de l’Europe des Quinze ont perdu un attribut aussi essentiel de la souveraineté nationale que l’émission et la régulation d’une monnaie nationale le 1er janvier 2002. Avec la nouvelle Constitution européenne, si elle entre en vigueur, les États membres perdront jusqu’à la faculté de définir de manière autonome une politique étrangère.
Voilà pour nos quelques brèves considérations relatives à l’Europe historique et présente.
Les risques totalitaires qui attendent l’Europe ne concernent pas un ou plusieurs pays spécifiques, car l’Europe de demain sera à coup sûr unifiée, l’intégration du Vieux Continent constituant un phénomène irréversible à l’horizon des prochaines décennies. L’unification de notre continent, Suisse comprise, est inéluctable pour au moins onze raisons :
1. L’internationalisation croissante de la plupart des activités humaines
La plupart des activités humaines, qu’elles soient politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses ou sportives présentent un caractère toujours plus transnational, tendance qui favorise manifestement l’unification européenne.
2. La généralisation des fusions
On s’en rend compte jour après jour en s’abreuvant des messages que véhiculent les médias et la majorité des élites européennes : il y a aujourd’hui prééminence de ce qui est fusionnel, unificateur, par rapport à ce qui divise. Les fusions d’entreprises se comptent par milliers. Ce qui divise, sans même présenter d’effets négatifs, à commencer par l’existence des États-nations, est perçu comme le vestige d’un monde ancien à répudier.
3. Le primat du libéralisme économique et de l’économie de marché
Le libéralisme économique et les principes de l’économie de marché commandent une logique et une rationalité économiques fondées sur la division internationale du travail, l’achat des biens et services là où ils sont les meilleurs marchés, fût-ce à l’étranger.
La logique économique implique la course au moindre coût de production et la chasse perpétuelle aux gains de productivité. Ces impératifs aboutissent souvent à des concentrations d’entreprises et à des accroissements de production qui ne peuvent s’écouler que sur le marché international, les marchés nationaux étant trop exigus. Toutes ces réalités convergent inéluctablement vers l’instauration d’un marché européen, et même mondial, de plus en plus unifié.
4. La forte imbrication des économies nationales les unes dans les autres, et l’accroissement du commerce international
Ces deux phénomènes résultent substantiellement de la logique économique évoquée ci-dessus. Ils ont très puissamment contribué à la nécessaire réalisation des libertés de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes déjà pratiquée au niveau de l’UE. C’est non sans raison que J.-J. Rousseau a pu écrire, au XVIIIe siècle déjà, que les nations ne devaient pas commercer avec l’étranger si elles souhaitaient demeurer indépendantes. La famille politique des libéraux-nationalistes semble l’avoir oublié. Il n’est pas concevable de vouloir simultanément un libre-échangisme absolu et le maintien des États-nations sous leur forme actuelle.
5. Les nouvelles technologies de l’information
L’ordinateur est vraisemblablement l’innovation technologique la plus importante du dernier demi-siècle. Le développement prodigieux des nouvelles technologies de l’information rend la plupart des informations accessibles pratiquement à tous, à tout moment et en tout lieu. En matière d’information, les nouvelles technologies abolissent quasiment le temps et l’espace. Les ordinateurs sont de véritables machines à broyer les frontières. Sous nos yeux, la société de l’information se substitue à la société industrielle, comme cette dernière avait pris le relais des sociétés agraires à la fin du XVIIIe siècle. Les conséquences qui en résultent sont incommensurables. À ce sujet, David de Pury s’est exprimé avec perspicacité : « Les avantages et les inconvénients liés à un endroit précis deviennent caducs dans bien des cas. Le lieu perd dramatiquement de sa valeur dans cette société d’information généralisée. » Ces lieux qui perdent de leur valeur ne peuvent que nourrir les mouvements d’unification en cours sur notre continent.
6. Le développement exceptionnel des autres moyens de communication et des transports
Les innovations technologiques ont entraîné un développement remarquable des infrastructures et des moyens de transport. S’il n’y a pas de globalisation des marchés sans autoroutes de l’information, il n’y en a pas non plus sans autoroutes tout court. La perception subjective de l’espace a subi de profondes mutations, dans le sens d’un rapprochement de lieux considérés, il y a quelques décennies, comme éloignés. Ces rapprochements favorisent eux aussi l’effritement des frontières.
7. La gravité et le caractère transnational d’un certain nombre de fléaux
Depuis quelques décennies, divers fléaux ou développements socio-économiques lourds de virtualités négatives tels que les diverses atteintes à l’environnement, la drogue, le crime organisé, les migrations internationales, et bien d’autres présentent un caractère indubitablement transnational. Ce phénomène s’accentue jour après jour. Cette situation fait prendre conscience aux gouvernements et aux populations que seules des politiques et des mesures élaborées à un niveau supranational permettront de réduire, ou du moins d’endiguer, ces problèmes. Cette transnationalisation des difficultés contemporaines est pour beaucoup dans tous les processus d’unification politique. Les accords de Schengen et de Dublin, destinés notamment à mieux traquer le crime organisé et à réguler l’immigration dans les pays de l’UE, illustrent parfaitement cette évolution.
8. L’effondrement du communisme
La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a mis fin au monde bipolaire que nous connaissions depuis 1945. Cet événement occupe une place absolument centrale dans le processus d’unification européenne en cours. L’effondrement du régime communiste a permis une accélération de la construction européenne. Les bouleversements à l’Est ont fait prendre conscience à l’Europe que la place était désormais libre pour elle dans la course au rang de première puissance mondiale. Même si les États d’Europe occidentale ont été indépendants, démocratiques et libres après la Deuxième Guerre mondiale, ils subissaient de facto une espèce de tutelle discrète, ne possédant pas un arsenal atomique suffisant pour rivaliser sérieusement avec les États-Unis et l’URSS.
9. Les facteurs institutionnels
Les facteurs que nous venons de mentionner contribuent puissamment au renforcement des institutions européennes telles que la Commission, le Parlement ou la Cour européenne de justice. Évidemment qu’au travers d’un processus interactif, le développement de ces institutions conduit à une unification toujours plus forte des économies et des législations des pays membres de l’UE.
10. La pression diffuse exercée par les médias et les élites en faveur de l’unification européenne
Les populations sont partagées quant aux bienfaits escomptés ou proclamés de l’unification européenne. Une telle réticence apparaît moins au niveau des médias et des élites culturelles, politiques et économiques. À ce niveau prévalent de larges majorités, parfois même un unanimisme affiché en faveur de l’intégration du Vieux Continent. Il est indéniable que le travail d’influence des médias et leur manière, parfois inéquitable et abusive, de disqualifier intellectuellement celles et ceux qui pensent autrement, tendent à convaincre les peuples qu’il n’y a décidément pas d’autre option pour les pays que d’être unis à l’échelle européenne et de disparaître progressivement en tant qu’États-nations pour affronter les défis du XXIe siècle. Ici comme ailleurs, une espèce de pensée unique finit par tenir lieu de formateur de l’opinion publique.
11. Le sens de l’Histoire
Le christianisme biblique révèle très clairement un sens de l’Histoire. Nous croyons dès lors au sens d’une Histoire qui est partiellement déchiffrable. Le phénomène de l’intégration européenne est inscrit dans l’Histoire, non comme une fatalité, mais parce que les mentalités collectives actuelles ainsi que l’évolution de l’économie, de la politique, de la science et des technologies ne peuvent qu’y conduire. L’unification est aujourd’hui dans « l’air du temps » – ces mots rendent bien compte de la situation qui prévaut aujourd’hui — comme l’était au début du siècle l’avènement du communisme en Russie et dans les années 1930, l’émergence du IIIe Reich en Allemagne. Sans le dire explicitement et sans se réclamer d’aucune foi chrétienne, Jean-Claude Casanova, éditorialiste de l’hebdomadaire L’Express, croyait manifestement lui aussi à ce sens de l’Histoire en affirmant, au sujet de l’unification européenne, en 1990 déjà : « Certes, nous restons libres de choisir […] Mais l’issue est si évidente aujourd’hui que l’on peut dire que notre liberté n’est que la conscience de sa nécessité. »
C. Les risques totalitaires de l’Europe
L’Europe, dont Gonzague de Reynold (1880-1970) disait qu’elle était née impériale et qu’elle avait été créée pour être le globe, court vers son destin de Continent unifié et centralisé. La culture de cette Europe, les mentalités collectives qui se manifestent en son sein, les métamorphoses du rôle de l’État et du droit ainsi que les évolutions de la technologie et de l’économie font subir à notre continent d’incontestables risques totalitaires.
L’Histoire, mais aussi les démarches d’une philosophie politique appropriée — c’est-à-dire fondée sur une juste perception de la condition et de la nature humaines — montrent que les totalitarismes procèdent de la convergence de trois phénomènes fondamentaux clairement présents dans l’Europe contemporaine : le développement de structures néfastes favorables à l’irruption d’un totalitarisme ; l’émergence d’une culture qui est une idéologie prométhéenne2 humaniste hostile à Dieu, à l’ordre naturel des sociétés et à la véritable liberté de conscience et, finalement, l’impuissance progressive des institutions démocratiques à satisfaire les grands besoins sécuritaires des êtres humains, impuissance qui aboutit au syndrome de l’appel au sauveur. L’Histoire ne se reproduisant jamais à l’identique, les risques totalitaires de l’Europe s’enflent de surcroît de certaines spécificités propres à notre Continent. Faisons un rapide « état des lieux » de ce dernier.
1. Le développement de structures favorables au totalitarisme
La démocratie et les libertés individuelles ne se décrètent pas. Elles forment un régime politique ultimement issu du christianisme et de la Réforme. La démocratie et les libertés individuelles ne peuvent être maintenues qu’accompagnées d’importantes conditions protectrices dont l’existence d’États-nations disposant d’une véritable souveraineté, la limitation à la fois constitutionnelle, sociologique et économique du pouvoir étatique, une structure partiellement décentralisée du pouvoir étatique, la propriété privée, la liberté économique, le secret bancaire, l’existence de billets de banque anonymes, un certain pluralisme, la volonté du grand nombre de participer à la vie publique et l’absence de surveillance électronique excessive des personnes. Or, en Europe, quelques-unes de ces conditions protectrices de la démocratie et des libertés individuelles sont en train de s’effriter dangereusement.
2. La désagrégation de l’État-nation
Parmi les digues protectrices de la démocratie et des libertés individuelles, l’État-nation est aujourd’hui l’une des plus menacée en Europe. Ce phénomène est inquiétant, parce que, à l’instar des États, les nations ne résultent pas d’une simple évolution, ni d’un contrat. Comme l’aurait dit la philosophe Jeanne Hersch, les États ainsi que les nations représentent des faits de nature. N’hésitons pas à l’affirmer : l’existence de nations, séparées les unes des autres principalement par les langues, procède de la volonté de la grâce commune et du dessein historique de Dieu. Elles ont été instituées pour limiter la pleine expression de l’obscur désir prométhéen des hommes et pour entraver la formation d’un empire universel qui serait par essence totalitaire. La Bible relate cet épisode : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. […] Allons bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom. Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue. Maintenant rien ne les empêchera de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue les uns des autres. Et l’Éternel les dispersa loin de là, sur la face de toute la terre » (Gen 11.1-9). Suit la conséquence géopolitique de ce décret du Dieu de l’Histoire : « Le Très-Haut donna un héritage aux nations, quand il sépara les enfants des hommes, il fixa les limites des peuples » (Deut 32.8).
La division du monde en États-nations représente bien un principe de division salvateur, pour le temps et non pour l’éternité, en vue de préserver l’humanité des totalitarismes planétaires. La nature humaine étant ce qu’elle est, les mouvements trop unificateurs sont, par essence, tyranniques. Il n’y a pas de démocratie durable sans diversité protégée par des institutions substantiellement souveraines, distinctes les unes des autres.
Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) avait déjà bien saisi les dangers d’un monde unifié dès la fin du XVIIIe siècle en écrivant ceci dans son livre Vers la paix perpétuelle : « L’idée du droit suppose la séparation de nombreux États voisins, indépendants les uns des autres, et bien qu’un tel état soit déjà en soi un état de guerre, celui-ci, d’après l’idée de la raison, vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant les autres et se transformant en monarchie universelle. […] C’est cependant le désir de chaque État (ou de son chef suprême) de […] dominer autant que possible le monde entier. Mais la nature veut qu’il en soit tout autrement. Elle se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se mélanger et pour les séparer : la diversité des langues et des religions. »
On comprend mieux dès lors qu’en 1942, Goebbels, cet ennemi des libertés individuelles, ait dit, d’une manière aussi prophétique que satisfaite : « Je suis convaincu que dans cinquante ans d’ici, les gens ne penseront plus en terme de pays. »
3. L’effritement d’autres écrans protecteurs des libertés individuelles
La plupart de ces écrans sont en train de disparaître progressivement en Europe, mais aussi dans le monde entier, parce que progresse inexorablement l’extension technologique et spatiale du contrôle des activités et des pensées humaines. Le monde actuel rend les personnes de plus en plus dépendantes envers la société, les entreprises et l’État. Toutes les tendances lourdes conduisent à l’affaiblissement de l’autonomie matérielle et spirituelle des individus.
Incidemment, nous ajouterons que la substitution des cartes de paiement aux billets de banque est une condition nécessaire à l’accomplissement de cette prophétie spécifique des Écritures : « [La bête] fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur le front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. » (Apoc 13.16-17)
Toutes ces évolutions montrent à l’évidence que les écrans protecteurs des libertés individuelles tels que la distance, la possibilité d’échapper à un œil inquisiteur ou l’inviolabilité de la sphère privée régressent fortement depuis une vingtaine d’années.
Tout homme lucide sait bien que les libertés individuelles sont étroitement liées à une sphère privée inviolable. Le grand libéral qu’était Benjamin Constant (1767-1830) l’a bien vu : « Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ». Mais dans l’Union européenne dominée par les technocrates, qui se soucie encore de telles réflexions philosophiques ?
La possibilité et, plus encore, l’effectivité d’une surveillance électronique mondiale des personnes apparaissent dès lors comme un coup très grave porté à la pérennité des libertés individuelles qui ont fait la grandeur et la spécificité des démocraties occidentales.
4. L’émergence d’une pensée unique prométhéenne, antichrétienne et antilibérale
Tous les totalitarismes modernes se réfèrent à une conception du monde, à une idéologie. Le totalitarisme soviétique s’inspira du marxisme, le totalitarisme nazi du racisme. Évidemment, ces idéologies apparaissent et se développent dans les sociétés libres bien avant que ces dernières ne deviennent totalitaires. Quelle idéologie, déjà présente dans notre Europe encore substantiellement démocratique, pourrait-elle bien constituer le noyau d’un futur totalitarisme européen ?
Les esprits les plus perspicaces, les observateurs les plus lucides, les philosophes les plus attachés à la vérité et les chrétiens les plus habités par la faculté de discernement perçoivent aujourd’hui cette idéologie totalitaire dans la « pensée unique », une réalité à la fois intellectuelle et comportementale, réalité toujours plus pesante et contraignante bien que ses contours soient mal dessinés. Cette pensée unique paraît s’articuler autour des aspirations, des croyances, des mythes, des attitudes et des valeurs qui suivent.
D. Les composantes de la pensée unique
1. Tout d’abord, la volonté, en partie inconsciente mais farouche, des sociétés contemporaines de s’abstraire de la condition humaine et de nier la nature humaine. Le dessein de s’abstraire de la condition humaine explique les tentatives de l’humanité pour réaliser l’utopie d’un paradis terrestre dont seraient bannies la souffrance, les maladies, la pénibilité du travail, les contradictions et les limitations humaines, voire même la mort. Nier la nature humaine, c’est, entre autres, refuser de voir que l’origine du mal est en l’homme et non pas d’abord dans la société. En plaçant la source du mal à l’extérieur du cœur humain, notre culture entend confier à l’homme la mission de se sauver tout seul.
2. Une espèce d’agnosticisme panthéiste multiforme largement répandu, selon lequel Dieu, s’il existe, n’est en aucun cas le Dieu de l’Histoire révélé par l’Ancien et le Nouveau Testament, mais bien plutôt le Grand Psychologue qui nous comprend du haut de sa distante bienveillance. Sous un autre angle, le Dieu transcendant a fait place au Dieu immanent.
3. La quête d’une spiritualité irrationnelle et irréelle qui se manifeste par le goût pour les religions orientales, le surnaturel sous toutes ses formes, les tarots, les horoscopes et autres pourvoyeurs de tranquillité psychique éphémère.
4. La conviction qu’il n’y a pas de vérité absolue dans l’ordre spirituel, religieux, éthique et social, mais bien plutôt des vérités partielles, contingentes et provisoires, issues de la culture d’une époque. C’est le relativisme.
5. La très nette prééminence du dialogue, de la paix et du syncrétisme sur l’affirmation, la proclamation et la défense d’une vérité considérée comme absolue ou unique dans le domaine religieux, philosophique ou politique.
6. La quasi-divinisation d’un universalisme égalitaire qui refuse toute discrimination théologique, philosophique ou politique, même protectrice, fondée sur la nationalité, la religion, le sexe ou les orientations sexuelles. Le postulat de l’universalisme égalitaire débouche, de proche en proche, sur l’impératif du multiculturalisme. Il présente en outre de très grandes affinités avec le mondialisme culturel et politique de même qu’avec la diabolisation de l’État-nation.
7. Une tendance à affaiblir les distinctions divines ou naturelles entre sacré et profane, public et privé, homme et femme, adultes et enfants, dimanche et jours ouvrables.
8. La croyance que les êtres humains ne sont pas véritablement responsables de leurs comportements pathologiques, ces derniers étant imputables à l’environnement socio-culturel. Cette croyance détermine grandement l’attitude des tribunaux et des systèmes d’éducation.
9. Une conception de l’État qui veut affaiblir son rôle sécuritaire (respect du droit à l’intérieur, et défense contre les agressions extérieures), pour en faire le réparateur des effets de la décomposition morale.
10. Une nouvelle acception de la valeur de liberté qui voit dans cette dernière une libération à l’égard des contraintes et des tabous de toute nature plutôt que la garantie accordée aux personnes de pouvoir suivre les injonctions de leur conscience. C’est la liberté pulsionnelle qui se substitue à la liberté de conscience.
11. Une définition du bonheur entrevu comme un état de bien-être obtenu par la consommation de sensations physiques et psychiques.
12. Le matérialisme pragmatique et un rationalisme économique qui assignent aux résultats à court terme et au rapport général coût-bénéfice le rôle de critères premiers dans les décisions humaines. C’est le règne de l’utilitarisme.
13. En dépit d’un certain retour à la nature et aux mythes passéistes de l’âge d’or, la croyance majoritaire que la science et la technique constituent les principaux instruments de la résolution de presque tous les fléaux qui assaillent l’humanité.
E. Les implications totalitaires de la pensée unique
Que nous réservent les thèses et les prétentions arrogantes de la pensée unique, telles qu’elles se manifestent en Europe plus qu’ailleurs ? Allons à l’essentiel.
1. Un avenir dans les chemins tracés par les « Lumières » du XVIIIe siècle
La pensée unique ainsi que la plupart de ses composantes trouvent leur source historique principalement dans la philosophie des Lumières. Cette dernière est essentiellement fondée sur la raison, saluée comme la suprême faculté de l’homme. L’indépendance de l’homme relativement à son Dieu créateur constitue la quintessence des Lumières, qui incarnent ainsi un véritable humanisme empreint d’orgueil. Par la foi nouvelle et ardente qu’elles mettent en l’homme, les Lumières servent de référence idéale à toute aventure prométhéenne.
Sur les implications totalitaires du prométhéisme des Lumières, le philosophe chrétien Jean Brun a écrit des pages parfois éblouissantes. Partant de la juste observation que la conception prométhéenne de l’histoire chère à Hegel (1770-1831) et le prométhéisme technocratique cher à l’économie de marché visent à une maîtrise totale du temps et de l’espace, il conclut ainsi : « Le drame est que ce nouveau dieu (l’homme) décide, en tant que dieu, que tout lui est permis, puisque rien ne saurait se trouver au-dessus de lui, et qu’il est le libre créateur de normes toujours en devenir. On ne peut donc plus parler de Mal, non seulement parce que tout ‘a droit à la différence’, mais parce que le Mal doit être angélisé en tant que mal de croissance nécessaire à ce fructueux ‘travail du négatif’ célébré par Hegel. » Hegel lui-même déclare : « La Raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel. » C’est ici la description parfaite des mécanismes intellectuels qui ont conduit les totalitarismes communiste et nazi à justifier le Goulag et la Shoah. Plus elles s’éloigneront de Dieu, plus nos sociétés risqueront de sombrer dans les mêmes dérives catastrophiques.
2. Le rejet de Dieu
Le rejet du Dieu transcendant incarné en Jésus-Christ et révélé au travers de la Bible, du droit naturel et de la conscience humaine constitue la marque commune de tous les totalitarismes. Le potentiel totalitaire le plus fondamental de la pensée unique réside dans les conséquences de son rejet toujours plus acharné et systématique du Dieu de l’Histoire. Lorsque Nietzsche (1844-1900) a proclamé la « mort » de Dieu, il ne s’est peut-être pas rendu compte que Dieu « avait depuis longtemps été remplacé par un sosie » fabriqué au XVIIIe siècle, comme le dit André Glücksmann. Mais avec une fulgurance quasi prophétique, Nietzsche a décrit les conséquences du rejet de Dieu mieux que ne sauraient le faire la plupart des chrétiens, dans ce passage célèbre du Gai savoir : « Le plus grand des événements récents — la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité — commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe. [….] Tout va s’effondrer maintenant que se trouve minée cette foi qui était la base, l’appui, le sol nourricier de tant de choses : toute la morale européenne entre autres détails. Nous devons désormais nous attendre à une longue suite, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruines et de bouleversements. » Nietzsche ne se trompait pas. Les implications du refoulement et de l’évacuation de Dieu sont évidentes et parfois dramatiques. Elles n’en finissent pas de corroder les piliers de la civilisation occidentale et plus particulièrement de l’Europe.
Dostoïesvski avait raison : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » — entre autre : le mépris absolu des libertés individuelles et de la dignité humaine, quintessence du totalitarisme.
F. Le totalitarisme européen à la lumière des prophéties bibliques
Le chrétien dispose de l’avantage d’appréhender les réalités humaines fondamentales et les grands phénomènes historiques au moyen de deux approches : les démarches fondées sur la raison et les outils des sciences humaines d’une part, et l’enseignement des Écritures d’autre part. Ces deux approches peuvent même s’éclairer l’une l’autre. Le phénomène d’un futur totalitarisme européen se prête à cette double approche. Dans leur incommensurable richesse, les Écritures contiennent en effet de nombreuses paroles relatives au phénomène totalitaire en général tout en révélant, de manière certes difficilement accessible, un sens de l’Histoire.
Nos sociétés gagnées par l’anarchie morale et par la confusion des valeurs montrent à l’évidence que leur désintégration s’accélère. Il n’est peut-être plus éloigné le temps où l’on pourra dire de l’Europe entière ce que Machiavel disait de l’Italie de son temps : « A bout de souffle, elle attend celui qui pourra guérir ses blessures, … la voilà prête à suivre un drapeau, pourvu qu’il se trouve quelqu’un qui veuille le saisir. » Quant à Raymond Aron (1905-1983), et ce malgré son intéeacute;rêt pour l’idéologie technocratique, il affirmait, en 1965 déjà : « La menace suprême est bien, à notre époque, celle du totalitarisme. »
Dégagés de toute prévention de vouloir confisquer l’Histoire à des fins apologétiques, arrêtons-nous sur quelques prophéties bibliques qu’il est légitime de relier au phénomène d’un futur totalitarisme humain. Sans ambiguïté aucune, l’Écriture proclame que l’Histoire de l’humanité, entendue au sens du concept « temps des nations », prendra fin dans le cadre d’un régime politique totalitaire universel. Dans le livre de l’Apocalypse (13.3), on peut lire que « remplie d’admiration, la terre entière suivit la bête ». Est mise en relief, ici, la séduction qu’exercera le dernier dictateur de l’Histoire sur les masses. L’Écriture souligne ensuite le caractère mondial de cette emprise profondément funeste : « Il […] fut donné [à la bête] autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation. » (13.7)
Plus loin, l’apôtre Jean, auteur de l’Apocalypse, écrit : « [La bête] fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur le front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. » (13.16-17) Ce passage insiste sur le caractère profondément totalitaire du règne de cette bête que la Bible appelle ailleurs l’Antichrist.
Le dernier totalitarisme dont parlent les Écritures présentera, comme tous ceux qui l’ont précédé, une dimension historique, donc spatiale. Il surgira d’un espace donné avant de s’étendre au monde entier. Il trouvera sa genèse intellectuelle dans une culture dont tout donne à penser qu’elle sera animée de ce que l’Écriture appelle « l’apostasie » (2 Thes 2.3) et « l’esprit de l’Antichrist » (1 Jean 4.3), expressions traduisant l’inversion du bien et du mal.
L’Europe représente, selon nous, le Continent le plus en osmose avec ce que l’on peut qualifier « de culture de la fin des temps ». Elle constitue comme l’avant-garde de la pensée unique humaniste et prométhéenne. En dépit de la puissance technologique, économique et militaire des États-Unis, en dépit de la volonté farouche des islamistes les plus radicaux de mener une guerre contre la chrétienté et les Juifs, c’est donc bien de l’Europe que risque de jaillir le dernier totalitarisme, parce que c’est sa culture qui est le plus en adéquation avec celle de la fin des temps.
De surcroît, si l’on retient l’un des grands schémas d’interprétation des prophéties bibliques, (cohérent, quoique contestée), il apparaît qu’à la fin des temps, le dernier totalitarisme mondial témoignera d’une hostilité sans précédent à l’égard de toute personne ou de toute pensée qui pourraient se réclamer du Dieu de Jésus-Christ, mais aussi à l’égard du peuple d’Israël, progressivement restauré dans son statut d’héritier de promesses spécifiques de l’alliance éternelle du Dieu de l’Histoire (lire par exemple Zach 12-14). Or il est évident que les germes les plus virulents de cette hostilité sont bien plus présents en Europe qu’aux États-Unis. Une Europe, soit dit en passant, dont 59 % des habitants — mus par un véritable esprit d’aveuglement ou par une mauvaise foi indéniable — estiment qu’Israël constitue la plus grande menace pour la paix du monde.
De nombreux auteurs et hommes politiques assignent à l’unification européenne le destin et le dessein de préfigurer et de préparer l’unification du monde et l’avènement d’un gouvernement mondial. Denis de Rougemont, un des pères de la construction européenne, a dit qu’il nous « faut faire l’Europe, parce qu’il faut faire le monde, et que seule l’Europe peut le faire. Or, elle doit d’abord exister. » En 1948 déjà, il écrivait, dans un sens voisin : « L’heure est venue de rallier pour ce nouveau destin [c.-à-d. celui de l’Union européenne] tous les peuples du continent […] en une fédération qui sera le premier pas vers la fédération mondiale. » Il conclut sur ce point par cette très forte affirmation : « Il n’y a de fédération européenne imaginable qu’en vue d’une fédération mondiale. »
Le livre de Daniel (notamment les chap. 7 et 8) contient une fresque exceptionnelle de l’histoire de l’humanité. Cette description grandiose de l’Histoire nous apprend que le monde a été et sera dominé successivement par quatre grandes entités politiques : Babylone, les Mèdes et les Perses, la Grèce d’Alexandre le Grand et l’Empire romain. Au sujet de l’Empire romain, l’Écriture affirme qu’il disparaîtra provisoirement pour laisser place à un temps d’évangélisation du monde par l’Église. Il doit renaître à la fin des temps afin de servir de cadre institutionnel à l’émergence du dernier totalitarisme féroce que connaîtra l’humanité : celui de l’Antichrist, dictateur universel régnant sans partage sur le monde entier. Cet Antichrist sera anéanti par le Christ lors de son avènement. C’est alors que le Fils de Dieu établira son Royaume et « régnera, au nom de son Père, sur une humanité enfin délivrée du Mal » comme l’écrit Paul Arnéra dans un article intitulé « Sens de l’histoire et avènement du Christ » paru dans la revue Certitudes en 1998. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, cet Empire romain renaissant pourrait bien être l’Europe en voie d’unification.
« Vous donc, bien-aimés, qui êtes prévenus, soyez sur vos gardes, de peur qu’entraînés par l’égarement des impies, vous ne veniez à déchoir de votre fermeté, mais croissez dans la grâce de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. À lui soit la gloire, maintenant, et jusqu’au jour de l’éternité ! » (2 Pi 3.17,18) |
notes
1 Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle de vision du monde qui repose sur des courants de pensée ou des manières de faire. (NdE)
2 D’après l’histoire de Prométhée, empruntée à la mythologie grecque : Prométhée, demi-dieu, vole à Zeus le feu et l’apporte aux hommes. « Prométhéen » se dit d’une aspiration à dépasser sa condition humaine, par l’apport des connaissances et de la technique, en rejet de l’autorité des dieux, ou de Dieu dans le contexte de cet article. (NdE)
La liberté figure parmi les plus hautes valeurs de l’humanité et constitue une des aspirations les plus profondes des êtres humains. La recherche de la liberté semble inscrite dans le cœur de l’homme. Il est normal et légitime qu’il en soit ainsi, car il n’y a point de dignité humaine sans liberté.
La liberté est célébrée plus que jamais auparavant dans l’histoire. Les droits de l’homme dérivent de cette proclamation et servent d’étendard à la civilisation occidentale. En dépit de cela, les asservissements de toute nature qui enchaînent les hommes ne régressent pas et paraissent au contraire se multiplier. Le mal sous toutes ses formes s’étend. Une des grandes causes de cette situation délétère réside assurément dans le déploiement sans précédent de la liberté octroyée à nos pulsions instinctives.
VOUS AVEZ DIT « LIBERTÉ » ?
Pour bien comprendre ce qu’est la liberté « pulsionnelle », il convient de la comparer à d’autres types de libertés, ce d’autant plus que nos sociétés occidentales – qui s’éloignent progressivement de leur héritage judéo-chrétien et qui érigent de plus en plus l’incertitude en vertu suprême – ne savent plus véritablement ce qu’est la liberté ou ignorent qu’il existe plusieurs types de libertés dont certaines sont antinomiques.
La Bible présente, éclaire et développe presque tous ces types de libertés avec une pertinence qui souligne son incroyable richesse. Beaucoup de penseurs se sont inspirés des enseignements bibliques sur la liberté sous toutes ses formes pour élaborer leurs propres théories à ce sujet.
LIBERTÉ ET DÉPENDANCE SONT-ELLES COMPATIBLES ?
Le sens le plus profond et le plus ontologique de la liberté surgit du cœur de la relation entre Dieu et l’homme, sa créature. Pour Dieu, incarnation de la liberté absolue par son omnipotence et source de toute vraie liberté, aucun être humain n’est totalement libre. Les Écritures révèlent que pour l’homme, la liberté la plus fondamentale, qui est une liberté proprement théologique, revient à choisir une dépendance. Dans un texte magistral, Paul écrit ceci : « Lorsque vous (les chrétiens) étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l’égard de la justice … Étant affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu … » (Rom 6.20 et 22). Ainsi, aux yeux de Dieu, la liberté essentielle consiste à choisir entre la libération à l’égard du péché par la foi en Jésus-Christ – qui implique une soumission au Dieu trinitaire et la persistance dans l’asservissement au péché et aux déterminismes de tous ordres qui permet de rester libre (non sans conséquences !) à l’égard des exigences divines.
LIBRE MALGRÉ LES CHAÎNES
Dans un autre sens, très noble, la liberté signifie l’autonomie de l’être « intérieur » envers les circonstances extérieures. Dans cette optique, un chrétien emprisonné pour sa foi peut rester libre en dépit des persécutions qu’il subit. Cette liberté pourrait être qualifiée de psychologique.
LIBERTÉ ET CONSCIENCE MORALE
La liberté de conscience, quant à elle, dérive de la conscience universelle décrite par l’apôtre Paul : « Quand les païens, qui n’ont pas la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n’ont point la loi,… une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience en rendant témoignage et leurs pensées s’accusant ou se défendant tour à tour. » (Rom 2.14-15). Ce texte a certainement influencé Jean-Jacques Rousseau dans ce passage de son œuvre : « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience. […] Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, […] vous trouverez partout […] les mêmes notions du bien et du mal […] Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises. » La liberté de conscience est ainsi la liberté de suivre sa conscience sans en être empêché ni par l’État, ni par la société, ni par autrui. Pour faire court, c’est la liberté de faire le bien. C’est exactement dans cet esprit que Tocqueville écrivait, il y a près de deux siècles : « Mais il est une liberté civile et morale (opposée à la liberté corrompue…) : c’est la liberté de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon. »
LIBRE COURS AUX PULSIONS ELEMENTAIRES ?
Au sens le plus simple, la liberté pulsionnelle est la faculté de faire n’importe quoi, n’importe comment et n’importe où. De manière rudimentaire, la liberté d’agresser les gens en pleine rue ou la liberté de tout dévaster sur son passage lors d’une manifestation relève à l’évidence de la liberté pulsionnelle. Plus subtilement, chaque fois qu’une personne utilise un rapport de force qui lui est favorable pour mépriser les droits légitimes et la dignité d’autrui, elle déploie une liberté de type pulsionnel. Les Écritures décrivent implicitement cette liberté, notamment lorsqu’elles commandent de ne pas faire « de la liberté un prétexte de vivre selon la chair » (Gal 5.13) ou de ne pas faire « de la liberté un voile qui couvre la méchanceté » (1 Pi 2.16). La liberté pulsionnelle est ainsi la latitude de laisser libre cours aux méchantes pulsions de la nature humaine. C’est en quelque sorte la liberté de faire le mal.
De manière aussi ambiguë qu’hélas nécessaire, le fonctionnement des régimes démocratiques s’abreuve aux deux sources de la liberté de conscience et de la liberté pulsionnelle. Il est vrai que la liberté de conscience se trouve à l’origine des classiques libertés individuelles de pensée, de religion, d’association, de presse et d’opinion qui, de proche en proche, ont donné naissance à la démocratie. C’est l’immense mérite de la Réforme que d’avoir mis en œuvre ce remarquable processus historique par sa théologie et ses justes exhortations. Mais la démocratie effective s’appuie aussi sur la liberté pulsionnelle, car elle est compétition entre des acteurs qui recourent à des moyens souvent fort éloignés de l’angélisme ! Par ailleurs, une société qui réprouverait toutes les manifestations de la liberté pulsionnelle serait très oppressive et même franchement invivable.
UNE LIBERTÉ QUI PARALYSE
Toutefois, trop de nos contemporains oublient que nos sociétés démocratiques ne peuvent intégrer qu’une liberté pulsionnelle restreinte, canalisée et sélective sous peine de sombrer dans le chaos. Pire, l’Occident subit les assauts répétés et toujours plus corrosifs des vagues successives de revendications d’une liberté pulsionnelle presque totale. La quête suprême ne porte plus tant sur les libertés individuelles classiques que sur la libération, le maître mot de ce début de millénaire. S’il subsiste un attachement à la liberté, c’est à celle qui est devenue le droit de satisfaire n’importe quel désir.
Intellectuellement, ce mouvement a été initié par le Siècle des lumières, lorsque les libertés individuelles ont été définies partiellement contre les normes divines. Il a connu une nouvelle impulsion avec Mai 68 et son fameux « Il est interdit d’interdire ». Nos sociétés ne cessent d’étendre à tous les domaines de la vie cet acquis culturel. Beaucoup trop de personnes et de groupes sociaux se prévalent des protections souvent excessives que l’État de droit accorde aux violents pour donner le champ libre à leurs instincts débridés. Au nom d’une liberté pulsionnelle désordonnée et ravageuse, des ego boursouflés et rebelles s’opposent par principe à toute autorité légitime. L’anarchie et les blocages en résultent, les actions politiques sont plus difficiles à mener, les entreprises plus malaisées à gérer, les cellules familiales perdent en stabilité.
L’EMPIRE EXCLUSIF DES PULSIONS
Il y a plus. A l’heure où nos sociétés deviennent plus tolérantes à l’égard de la liberté pulsionnelle, elles tentent de mettre en cause, parfois avec succès, certaines expressions très légitimes de la liberté de conscience, telles que la liberté religieuse ou la liberté pour le personnel médical de ne pas participer à des avortements. La législation des États est de moins en moins inspirée par le droit naturel dérivé de la conscience et toujours davantage par un droit positif sociologique déterminé substantiellement par l’aspiration à une grandissante liberté pulsionnelle.
Il ne fait guère de doute qu’une liberté pulsionnelle trop envahissante aboutit à l’anomie (absence de loi ou d’organisation, disparition des valeurs communes à un groupe), et à l’anarchie, lit du totalitarisme.
L’EMANCIPATION DES PULSIONS DANS L’ECLAIRAGE PROPHETIQUE
Oserons-nous notre conclusion ultime ? Une liberté pulsionnelle débridée et étendue risque très malheureusement de susciter l’apparition de l’Antichrist dont parle la Bible. Prophétiquement, cette liberté pulsionnelle constitue douloureusement un des signes majeurs de la venue de l’immonde bête. Trois brefs tableaux prophétiques permettent d’établir un lien entre l’émergence de l’Antichrist et la liberté pulsionnelle.
L’Écriture affirme d’abord que cet Antichrist ne pourra surgir avant que l’apostasie ne soit arrivée (2 Thes 2.3). Dans le même passage, ce dictateur universel est ensuite qualifié d’« homme impie », ce qui signifie littéralement « celui qui est sans loi ». À la fin des temps plus qu’à toute autre époque, les hommes « appelleront le bien mal et le mal bien », et prendront plaisir à l’injustice (cf. Rom 1.25 ; És 5.20-23 ; 2 Thes 2.12 ).
L’apostasie est un renversement de la vérité. La liberté pulsionnelle remonte à la chute de l’homme. Mais en terre culturellement chrétienne, et même ailleurs, elle a été très longtemps contenue et vécue sans être revendiquée intellectuellement. Certaines de ses manifestations les plus grossières sont aujourd’hui affichées et assumées. On répudie l’hypocrisie qui trouvait sa seule connotation positive dans l’hommage rendu par le vice à la vertu. Cette situation montre, avec d’autres évolutions en cours, que l’humanité pourrait être entrée dans le temps de l’apostasie. Par ailleurs, depuis maintenant quelques décennies, les hommes confondent de plus en plus la liberté de conscience avec la liberté pulsionnelle, en partie parce qu’ils veulent réprimer la première — dans laquelle ils discernent plus ou moins consciemment l’insoutenable regard de Dieu sur leur âme — et promouvoir la seconde — dans laquelle ils voient une libération à l’égard de tous les asservissements archaïques. Il est pour le moins plausible qu’il s’agisse là d’un indice de l’irruption progressive de ce temps où, par dérèglement intellectuel et éthique, on inversera le bien et le mal. Finalement, la croissance continuelle de la liberté pulsionnelle qui veut rompre avec toute loi risque bien de s’incarner logiquement et de trouver sa quintessence culminante dans celui que l’apôtre Paul désigne comme le « sans loi ».
L’humanité peut encore se laisser interpeller, s’interroger, réhabiliter les catégories du bien et du mal et restaurer la prééminence de la liberté de conscience sur la liberté pulsionnelle. Toutefois, si elle ne change pas de cap, elle sera immanquablement amenée à donner raison à Montesquieu lorsqu’il dit :
« Il n’y aura plus d’amour de l’ordre, plus de vertus… Plus le peuple paraîtra tirer avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. »
Note de la rédaction :
L’article de Jean-Pierre Graber, si lucide et si clair, nous rappelle indirectement le sens de notre mission. N’est-ce pas à nous, disciples de Jésus-Christ, qu’incombe la tâche de montrer le chemin de la liberté véritable, et de dénoncer tout processus d’émancipation qui mène à une forme aggravée d’esclavage moral et spirituel ? À tous les « enfants prodigues » de notre génération qui ont choisi de suivre leur propre voie et qui s’épuisent en expériences de néant, il convient de rappeler les conditions de la réussite, telle que Dieu l’a définie. Ceux qui vivent loin de lui affirment parfois fièrement : « Nous n’avons jamais été esclaves de personne », mais Jésus leur déclare solennellement :
« Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. […] Quiconque pratique le péché est esclave du péché. […] Si donc le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres » (voir Jean 8.31-36).
Comme le fils de la parabole (cf Luc 15.11-32), certains rentreront peut-être en eux-mêmes et formeront le projet de retourner vers leur Père céleste dans la repentance et la foi. Ainsi échapperont-ils à la perte éternelle, et accèderont-ils à la vie authentique : celle que l’on passe avec et en Dieu.
Avant de nous interroger sur la crise actuelle, sur ses causes et sur ses effets, il est opportun de rappeler le sens du mot « crise ». Ce dernier trouve son origine dans le grec « krisis » qui signifie décision ou jugement. Et c’est bien de cela qu’il s’agit.
La crise représente une phase décisive et périlleuse d’une évolution, le moment paroxystique où la trajectoire d’une évolution change de cours. La crise est ainsi le temps d’une décision inéluctable et mécanique provoquée par l’Histoire, par les déterminants de la vie politique, sociale, économique et culturelle. Mais cette décision, voire ce jugement, peuvent procéder de Dieu lui-même pour les croyants. Toute crise, quelle que soit sa forme ou sa durée a son issue, bonne ou mauvaise.
Dans l’Histoire, les crises sont récurrentes.
En un sens, l’Histoire est faite d’une succession de crises séparées les unes des autres par des temps de latence et de calme relatif. La crise actuelle n’est pas un phénomène intrinsèquement nouveau. Dans
les années 1970 déjà, Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République française écrivait: « Le monde est malheureux, et il est malheureux parce qu’il ne sait pas où il va et parce qu’il devine que,
s’il le savait, ce serait pour découvrir qu’il va à la catastrophe ».
Ce langage, pour le moins inhabituel sous la plume d’un homme d’Etat en activité, témoigne que les crises sont de toujours, ou alors que celle qui affligeait l’Europe au temps des deux chocs pétroliers et
du terrorisme d’extrême-gauche n’en finit pas de déployer ses incidences délétères.
Si presque toutes les générations ont connu tourments, incertitudes et soubresauts, la crise de cette fin de millénaire est caractérisée par sa très grande ampleur, par son aspect transnational ou universel, par le fort sentiment d’impuissance qui l’accompagne et par sa généralité.
Tous les champs d’action et de réflexion de l’humanité sont en crise, à commencer par le système des valeurs. Un article récent de l’hebdomadaire français « L’Express », intitulé « Ce que croient les enfants », rapporte ces paroles d’une enseignante, qui résonnent comme la quintessence de l’effondrement du christianisme et de ses valeurs plus que millénaires qui constituaient les fondements de la culture occidentale: « Il y a dix ans, les enfants conservaient encore des repères chrétiens assez classiques. Aujourd’hui, chaque enfant se bricole sa propre vision de l’au-delà ». Dans l’esprit de nos contemporains, il n’y a plus de repères incontestables auxquels les hommes et les femmes pourraient ancrer leurs vies. La culture, support de l’expression sophistiquée et complexe des diverses valeurs
et de leurs enchevêtrements, exhale souvent un parfum de vanité, de confusion ou de nihilisme protestataire dans nombre de ses ouvres.
Les relations humaines sont en crise parce qu’elles portent de plus en plus la marque de l’indifférence, de la peur ou de la haine. Les mutations sociologiques et les nouvelles moeurs conduisent à l’éclatement de la cellule familiale traditionnelle et, de proche en proche, à la multiplication des comportements pathologiques .et des problèmes sociaux.
En dépit de la distribution contrôlée de méthadone et d’héroïne, la consommation de drogue, loin de reculer, nous renvoie plutôt l’image du mal de vivre et du mal-être d’une partie notable de la jeunesse.
La violence gangrène le tissu social de grandes villes au point que, par endroits l’Etat de droit ne parvient plus à imposer ses normes. Hommes et femmes de tous âges appréhendent d’être agressés
psychiquement et physiquement et craignent pour leur sécurité.
La crise se manifeste également dans les rapports que nous entretenons avec la science et la technologie. Le génie génétique et d’autres découvertes scientifiques laissent entrevoir
la stabilisation sinon la guérison de maladies considérées jusqu’il y a peu comme incurables ou irréversibles. Mais nous avons peur que ces innovations entraînent des effets secondaires monstrueux sous forme de maux inédits non maîtrisables ou qu’elles nous asservissent en servant d’instruments aux mains d’obsédés de la rationalité sociale, désireux d’imposer l’utopie de la normalité de l’homme abstrait parfait.
L’économie aussi est en crise. Pour l’homme de la rue, prioritairement attaché à son niveau de vie et légitimement à la sécurité de son emploi, c’est surtout, et peut-être même exclusivement, l’ économie qui est en crise. Il est vrai que le domaine économique nous offre l’image de l’émergence de contradictions chaque jour plus fortes, plus inadmissibles et plus scandaleuses. plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, les progrès technologiques permettraient de produire des biens et services de qualité, en abondance et rapidement. Pourtant les besoins fondamentaux de millions de personnes ne sont
pas satisfaits! Depuis près de 3 ans, les annonces de licenciements des grandes entreprises multinationales sont régulièrement suivies d’une augmentation du cours de leurs actions en bourse!
La croissance économique n ‘est plus créatrice d’emploi comme naguère. C’est qu’aujourd’hui les progrès de productivité sont convertis en dividendes rémunérateurs ou en diminution des coûts de production, et non plus en réductions du temps de travail ou en augmentations des salaires réels génératrices d’un accroissement de la demande globale.
Produire le moins cher possible et vendre le plus cher possible afin de maximiser le profit sans autres considérations humaines ou sociales: de manière simplifiée, c’est la fameuse logique économique qui,
conjuguée à la dissolution accélérée des frontières et des Etats-nations, implique la globalisation des marchés. Logique économique et globalisation des marchés exercent un imperium toujours plus absolu sur les populations.
En 1951, Frank Abrams, président de la Standard Oil du New-Jersey, écrivait: « Le rôle de la direction est de maintenir un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties concernées: les actionnaires, les employés, les consommateurs et l’ensemble de la collectivité ». Il est hélas révolu le temps où cette philosophie imprégnait la plupart des entreprises des pays industrialisés occidentaux.
L’emprise grandissante de la logique économique creuse les inégalités sociales et contribue à l’émergence d’une société à deux vitesses. En raison du chômage et de la précarisation des emplois
existants, les tensions sociales sont avivées, la jalousie à l’égard des bénéficiaires de sécurité matérielle attisée, les relations sociales se détériorent, les consensus s’érodent et les solidarités vraies
s’amenuisent.
La sphère politique et l’Etat, en tant qu’institution, n’échappent évidemment pas à la crise, notamment en raison de la perte de crédibilité de gouvernements qui ne parviennent pas à maîtriser
les fléaux du monde contemporain et qui de surcroît peinent à définir leur rôle dans la société.
Ma foi chrétienne ne m’empêche pas d’être un adepte réservé de l’analyse et de l’approche systémiques, lesquelles voient dans les diverses sphères de la vie humaine autant de variables s’influençant réciproquement.
Il est à mes yeux évident que les crises des divers secteurs de la vie sociale sont en interaction, qu’elles se nourrissent et s’aggravent mutuellement. De proche en proche, les diverses crises sectorielles se transforment en une crise généralisée et massive. Ainsi, la crise des valeurs exerce une influence manifeste sur la culture, sur les relations sociales et sur les systèmes d’éducation. La crise économique
explique en grande partie la crise politique dont souffrent nos pays.
On pourrait multiplier les exemples d’interactions entre les diverses crises sectorielles. Tout cela pour dire qu’aujourd’hui, plus encore que par le passé, l’aggravation d’une crise sectorielle amplifie inéluctablement la crise générale à cause des nouvelles techniques de l’information et du phénomène de l’accélération de l’Histoire.
Les historiens parlent de drôle de guerre pour qualifier la situation qu’a vécue la France entre septembre 1939 et le 10 mai 1940. La guerre était déclarée, mais l’armée française attendait sur sa ligne Maginot et aucun soldat allemand n’avait foulé le sol de l’Hexagone. A certains égards, la crise que nous connaissons est également une drôle de crise. Tout le monde parle de crise économique alors que, contrairement à ce qui s’est produit durant la grande dépression de la première moitié des années 1930, les taux de croissance de la plupart des pays européens ont continué à être positifs depuis 1990. La Suisse, il est vrai, a fait moins bien que ses voisins, mais en valeur réelle notre PNB de 1996 n’est pas plus bas que celui de 1990. D’autres domaines de nos sociétés se prêtent aux mêmes constatations. Cela démontre que si les crises actuelles sont indiscutables et graves, elles présentent
néanmoins une dimension psychologique considérable, les hommes et les femmes aggravant dans leur imaginaire les aspects objectifs de ces crises. Par leurs angoisses compréhensibles et leurs visions pessimistes de l’avenir, les humains accélèrent les crises. C’est particulièrement vrai dans le domaine économique où l’épargne de protection excessive et la diminution corrélative de la demande engendrent de forts ralentissement conjoncturels. Ainsi le psychologique et le réel conjuguent-ils leurs effets délétères pour précipiter le mouvement des crises vers des phases plus paroxystiques. Drôles de crises que celles qui sont intériorisées avant d’éclater pleinement.
Dans le cadre de cette conférence, il n’est certes ni possible ni opportun d’analyser les causes de la crise actuelle d’une manière un tant soit peu exhaustive. Je me bornerai à dire qu’à mes yeux trois facteurs fondamentaux se joignent pour modeler et changer en profondeur nos sociétés: la logique économique, les avancées technologiques et les mentalités collectives.
J’ai déjà évoqué la logique économique et quelques-unes de ses conséquences.
Les avancées technologiques constituent le principal instrument du mythe prométhéen, peut-être le plus grand moteur inconscient de notre civilisation. Beaucoup d’innovations technologiques apportent de véritables et légitimes améliorations à l’humanité et doivent être acceptées à leur juste et grande valeur. Mais aujourd’hui, la science et la technologie sont toujours plus autonomes relativement
aux critères du bien et du mal. Les passages des progrès scientifiques aux applications technologiques sont trop peu soumis aux normes discriminatoires de la conscience. Dennis Gabor a saisi cette dérive en énonçant sa première loi de la technologie: « tout ce qui peut être fait le sera ». En réfléchissant à cette problématique, Roger Garaudy a écrit avec pertinence: « Tout ce qui est techniquement possible est nécessaire et souhaitable ». C’est en ce sens que science et technologie peuvent devenir oppressantes pour l’homme. Le génie génétique présente pour le moins autant de virtualités négatives que d’aspects positifs pour l’humanité. La vente de sang contaminé et l’affouragement des bovins par des farines animales, contre les lois élémentaires de la nature et du bon sens, laissent mal augurer d’une utilisation
sage du progrès scientifique.
Les mentalités collectives constituent vraisemblablement le déterminant le plus important du déclenchement, du degré de gravité et de la nature des crises. Les mentalités collectives de ce temps me semblent présenter les caractéristiques essentielles que voici:
-Un agnosticisme multiforme largement répandu, selon lequel Dieu, s’il existe, n’est en aucun cas le Dieu de l’Histoire révélé par l’Ancien et le Nouveau Testament, mais bien plutôt le Grand Psychologue qui nous comprend du haut de sa distante bienveillance.
-La conviction qu’il n’y a pas de vérité absolue dans l’ordre spirituel, religieux, éthique et social, mais bien plutôt des vérités partielles, contingentes et provisoires, issues de la culture d’une époque. C’est le relativisme.
-La volonté de s’abstraire de la condition humaine et de nier la nature humaine. Le dessein de s’abstraire de la condition humaine explique les tentatives de l’humanité de réaliser l’utopie d’un paradis terrestre dont seraient bannies la souffrance, les maladies, la peine du travail, les contradictions
et limitations humaines, voire même la mort. Nier la nature humaine, c’est, entre autres, refuser de voir que l’origine du mal est en l’homme et non pas d’abord dans la société.
-La quête d’une spiritualité irrationnelle et irréelle qui se manifeste par le goût pour les religions orientales, le surnaturel sous toutes ses formes, les tarots, les horoscopes et autres pourvoyeurs de tranquillité psychique éphémère.
-La croyance que les êtres humains ne sont pas véritablement responsables de leurs comportements pathologiques, ces derniers étant imputables à l’environnement socio-culturel. Cette croyance détermine grandement l’attitude de nos tribunaux et de nos systèmes d’éducation.
–L’individualisme égoïste, avec ses corollaires logiques que sont l’indifférence à son prochain, l’absence de solidarité active et la régression de l’esprit de sacrifice.
-Le profond désir du plus grand nombre que l’Etat n’interdise plus, mais qu’il se borne à réparer les effets négatifs de nos comportements pathologiques.
-La consommation de sensations physiques et psychiques érigées en but ultime de la vie et en valeur absolue de la société.
-Le matérialisme pragmatique et les résultats à court terme reconnus comme critères premiers des décisions humaines. C’est le règne de l’utilitarisme.
-Le mépris, voire la haine d’une différence qui interpelle et brise des certitudes faciles, confortables et anesthésiantes.
-En dépit d’un certain retour à la nature et aux mythes passéistes de l’âge d’or, la croyance majoritaire que la science et la technique constituent les principaux instruments de la résolution de presque tous les fléaux qui assaillent l’humanité.
Répétons-le. Les mentalités collectives, les avancées technologiques et la logique économique constituent l’origine principale de la crise généralisée d’aujourd’hui dont nous développerons maintenant quelques aspects plus spécifiquement sociaux et politiques.
La crise sociale
De manière quintessente et schématique, la Révolution française et la Révolution industrielle qui a débuté en Angleterre vers 1760 constituent les deux grandes portes d’entrée du monde moderne.
La Révolution française et le Siècle des Lumières qui l’a initiée ont notablement contribué à modifier la pensée dans les ordres théologique, philosophique, culturel et politique. La Révolution industrielle a, quant à elle, bouleversé les domaines de l’économie et de la technologie. C’est à cette époque que les machines ont commencé à remplacer la main humaine. C’est également à cette époque que la vérité d’un Dieu personnel, transcendant et salvateur, source ultime et unique de références supra-humaines intangibles, a été contestée sérieusement par les élites. Les masses sont restées attachées plus longtemps à la réalité d’un Dieu révélé. Le mouvement d’évacuation de Dieu s’est accentué au cours des deux à trois dernières décennies à un point tel que nous vivons aujourd’hui dans une société post-chrétienne.
Ce phénomène du rejet de Dieu et des valeurs du christianisme a été accompagné par l’émergence progressive de la société industrielle qui a pris le relais de la société agraire. La société industrielle et sa fille, la société post-industrielle, sont notamment caractérisées par la concentration
accélérée de toutes les activités humaines. Ces diverses concentrations ont donné naissance à un nouveau type d’homme: l’homme de masse.
Ce dernier souffre à la fois de sur-intégration et de sous-intégration.
De sur-intégration, parce qu’il est prisonnier partiellement volontaire de l’uniformisation des modes de vie et des comportements humains, d’un conformisme social parfois étouffant ainsi que de multiples réseaux de contraintes et de conditionnements. Bien plus que nos ancêtres, nous vivons dans un rapport de dépendance très étroit à l’égard de la société.
Mais par ailleurs, les hommes d’aujourd’hui pâtissent souvent d’une sous-intégration parce qu’ils sont privés d’une communauté naturelle de taille humaine qui leur serve de structure d’accueil sécurisante. En ce sens, l’homme de masse est fréquemment solitaire, individualiste et livré à lui-même
dans une société atomisée fortement centralisée et organisée.
Le rejet grandissant de Dieu et la société de masse atomisée ne pouvaient que susciter une indifférence croissante à l’égard d’autrui, et partant une détérioration des relations humaines.
Cette indifférence relativement à l’autre ne peut qu’être aggravée par la crise économique, le chômage, la précarisation des emplois, le sentiment d’incertitude et l’insécurité qui se manifestent avec une acuité toujours plus vive.
Il s’ensuit que la première manifestation de la crise sociale réside dans l’effritement ou le recul de la solidarité. L’indifférence menace la solidarité. Une indifférence aggravée tue la solidarité.
Banalement, cette absence de solidarité vraie s’observe le long des boulevards de nos grandes cités lorsqu’une personne est en difficulté ou agressée. Elle se traduit par la méfiance spontanée face à autrui, par la peur de l’inconnu, de l’étranger, de l’autre, par une montée des égoïsmes, parfois même par la haine de celui qui est différent.
Les clivages sociaux sont de toujours parce qu’ils sont consubstantiels à la nature humaine. Mais l’effondrement de la solidarité les renforce et concourt à l’apparition d’une société dite à deux ou à plusieurs vitesses.
Toute une série d’anciens clivages renforcés et de nouveaux clivages conduisent à ces fractures sociales superposées dont on parle tant.
-Un premier et primordial clivage se creuse sous l’effet de l’évolution fortement divergente de la rémunération du capital et du travail. Il y a deux décennies encore, ces deux grands facteurs de production étaient rétribués assez équitablement, référés l’un à l’autre. Aujourd’hui, l’impitoyable logique économique, la globalisation des marchés et la pression des actionnaires impliquent une réduction drastique des coûts, dont les salaires constituent la composante essentielle à hauteur
d’environ 60%. Dans ces conditions les entreprises remplacent, autant que faire se peut, les travailleurs par des processus de production automatisés. Il n’est dès lors pas étonnant que les revenus réels de la majorité des salariés stagnent ou diminuent, alors que ceux des détenteurs de capitaux, et plus particulièrement des propriétaires d’actions, augmentent sensiblement. En Suisse par exemple, le revenu disponible des ménages a diminué de 4,8% entre 1991 et 1995, alors que durant le même laps de temps, le cours et les dividendes de très nombreuses actions s’envolaient. La comptabilité nationale des divers pays industrialisés confirme cette tendance. Cette évolution est d’autant plus choquante que le profit ne récompense plus véritablement la prise de risque et les talents d’un entrepreneur indépendant, mais bien plutôt l’attente tout à la fois fiévreuse et passive des individus et des institutions qui ont les yeux rivés sur les écrans de la bourse sans véritablement travailler et courir de graves périls. Le capitalisme spéculatif tend à l’emporter sur le capitalisme productif.
.-Un deuxième clivage oppose les hommes et les femmes qui savent comme l’on doit savoir et ceux et celles qui ne savent pas comme l’on doit savoir. Se pose ici toute la problématique de la maîtrise des compétences professionnelles, des techniques et des moyens de communications modernes.
Heureusement que beaucoup de gens assimilent ces savoirs et ces savoir-faire contemporains. Robert Reich, ancien Secrétaire américain au Travail, range dans cette catégorie les identificateurs et les résolveurs de problèmes ainsi que les courtiers et les stratèges. Mais à l’évidence, et en dépit de tous les ambitieux programmes d’éducation, tous ne peuvent pas l’être, faute de disposer des ressources psychiques, matérielles ou intellectuelles nécessaires.
Un très récent rapport de l’OCDE précise que près de 20% de la population adulte suisse éprouve des difficultés de lecture. Les chiffres ne sont guère différents chez nos voisins. C’est d’autant plus dramatique que les entreprises ont de moins en moins besoin de travailleurs peu capables d’exercer autre chose que des tâches simples et répétitives. Dans les prochaines années, une
grande partie de ce type de travailleurs sera condamnée à un chômage durable.
Toujours plus délicate sera la situation des personnes âgées en particulier, qui peinent à utiliser des outils aussi courants que les nouveaux moyens de paiement ou les ordinateurs appelés à l’omniprésence. A n’en pas douter, ce clivage associé à la dureté et à la fausse rationalité de notre temps, mène
d’une part à la disqualification de valeurs autrefois reconnues telles que la fidélité, la patience, la disponibilité, l’empathie et le sens de l’esthétique gratuite, et, d’autre part, à l’exclusion de ceux qui ne savent pas ou plus comme l’on devrait savoir.
-La haine du différent, attisée par la crise sociale, renforce et renforcera de plus en plus un troisième clivage, qui recoupe en partie le deuxième. Cette césure sépare ceux qui se comportent comme l’on doit se comporter en se conformant aux principaux codes de notre époque et ceux qui ne le font pas. Ces derniers, parmi lesquels il convient de compter les toxicomanes, mais aussi les adeptes convaincus de philosophies, de religions ou de styles de vie honnis,sont eux également de plus en plus guettés par la marginalisation et l’ostracisme.
-Un quatrième clivage, ultra-classique et déjà indirectement évoqué oppose les hommes et les femmes pourvus d’un emploi stable aux chômeurs de longue durée. Nous nous bornerons ici à souligner la gravité de ce grand fléau en rappelant qu’entre 1980 et 1996, le taux de chômage a passé de 6,2 à 12,6% en France, de 3,4 à 10% en Allemagne, de 7,7 à 12% en Italie et de 0,2 à 5,2% en Suisse.
Il est vrai que durant ces quinze dernières années, ce taux a régressé de 7,1 à 5,2% aux Etats-Unis.Mais l’UE compte aujourd’hui près de 20 millions de sans-emploi et les pays de l’OCDE plus de 35 millions.
-Un cinquième clivage oppose les personnes fortement ancrées dans une communauté restreinte ou large, telle qu’une famille solide ou un groupement très solidaire et protecteur, aux personnes fragilisées par leur solitude.
Nous pensons ici à certaines personnes âgées ou à des femmes seules élevant leurs enfants. Là aussi, l’éviction sociale fait des ravages.
-Un sixième clivage, fondamental, synthétisera avec toujours plus de vigueur les quatre premiers, celui qui trace une ligne de partage entre les personnes qui perçoivent des revenus suffisants pour participer aux festins des îlots de prospérité et les victimes de la nouvelle pauvreté qui pourront de moins en moins s’asseoir à la table du banquet de la société. Dans notre pays, qui demeure un des plus riches de la planète, nous recensons près de 500.000 nouveaux pauvres, soit près de 1/14 de la population. Ce sixième clivage figure sous la forme la plus achevée de la société à deux vitesses
et engendre à son tour un septième clivage.
-Dans notre pays et ailleurs, ce septième fossé, plus béant qu’il y a cinq ou dix ans, oppose les catégories sociales qui ont accès à la médecine de pointe, aux meilleures écoles et à certaines expressions de la culture, aux couches de la population qui en sont privées, faute de revenus suffisants.
En Suisse, le nouveau système d’assurance maladie s’éloigne de l’universalité pour pratiquer des tarifs différenciés en fonction des risques couverts. De très sérieux projets visent à faire participer les parents au financement des écoles du secondaire II par le biais d’écolages nouveaux ou substantiellement plus élevés.
Ces tendances, qui s’abreuvent à l’effondrement des solidarités et à la crise des finances publiques, réduisent singulièrement la relative et satisfaisante égalité sociale qui prévalait naguère dans notre pays et surtout, vident progressivement de sa substance le célèbre et excellent postulat de l’égalité des chances qui fut l’un des joyaux de l’Europe du XXe siècle.
La détérioration des relations humaines, la déliquescence du tissu social, la multiplication des clivages, le phénomène de l’exclusion, la nouvelle pauvreté et le chômage: grande est la vraisemblance que les principales caractéristiques de la crise sociale nourrissent immanquablement les frustrations, les mécontentements, les jalousies et les sentiments de révolte au point d’ébranler les régimes démocratiques et des modes de vie qui semblaient assurés pour longtemps.
La crise politique
Nos pays subissent une profonde crise politique. Cette crise polymorphe est d’abord celle de l’Etat.
L’Etat est un fait de nature, une institution permanente. Le pouvoir peut changer de forme, jamais il ne disparaît totalement. La conception chrétienne de l’Etat dérive substantiellement du chapitre 13 de l’Epître aux Romains. Le pouvoir étatique y est légitimé et sa fonction d’ordre reconnue. Pour le christianisme biblique, l’Etat existe parce que la nature humaine est universellement orientée vers le mal. Les deux grandes fonctions ontologiques de l’Etat consistent dès lors à protéger les
individus contre leurs violences réciproques et contre les agressions extérieures. Notons que l’origine divine de l’institution étatique n’empêche nullement ses perversions.
Aujourd’hui, la notion même d’autorité étant discréditée, nos contemporains ont logiquement une conception contractuelle de l’Etat. Pour eux, l’Etat n’est légitimé que s’il accroît leur bien-être et va au devant de leurs désirs.
Comme les fonctions ontologiques de l’Etat sont vivement contestées, l’Etat ose de moins en moins interdire, réprimer et sanctionner les comportements pathologiques tout en étouffant la société par un corset de directives bureaucratiques.
Mais il faut voir que l’affaiblissement de la fonction d’interdiction de l’Etat nourrit sa fonction de réparateur des comportements pathologiques et donc son étendue. Sur le mode intimiste ou violent, les individus disent de plus en plus à l’Etat: « N’empêche plus la libre actualisation
de tous nos désirs, mais bien plutôt, effaces-en les conséquences ».
Les Etats sont véritablement en train de devenir des effaceurs fatigués d’effets secondaires.
Les Etats sont ainsi simultanément faibles et étendus, gros et mous. C’est bien dans le double mouvement d’extension et d’affaiblissement de l’Etat que réside sa crise majeure.
L’évacuation de Dieu n’est pas pour rien dans l’extension croissante de l’Etat, et c’est avec pertinence que Louis Lavelle a pu écrire: « Tout se passe comme si les hommes, au moment où la foi les abandonne, pensaient pouvoir attribuer à l’Etat la fonction providentielle que Dieu cesse pour eux d’assumer dans le monde ». Jeanne Hersch perçoit elle aussi les ressorts profonds de l’extension de l’Etat avant d’aboutir à cette conclusion: « C’est tout juste si on ne demande pas à l’Etat d’arrêter le temps, de supprimer l’histoire, d’exclure toute souffrance, d’éliminer la mort. Et on lui demande
bel et bien à la fois d’imposer les règles universelles de l’accord entre tous les hommes, et de respecter l’unicité de chaque exception, de chaque être singulier, de chaque comportement marginal ».
L’activité et la cohérence étatiques souffrent manifestement de ces contradictions.
Paradoxalement, en dépit de la mode ultra-libérale, la plupart des Etats européens gagnent en étendue. Durant ces dernières années, très peu d’entre eux ont enregistré une régression de leurs prélèvements obligatoires, lesquels continuent à dépasser 45 et même 50% de nombreux pays.
Ces propos ne doivent pas être interprétés dans le sens d’une mise en cause radicale de l’action sociale de l’Etat. Leur visée est de rendre compte des fondements de la crise de l’Etat.
La crise de l’Etat participe directement ou indirectement à au moins trois des quatre grandes causes de la grave crise des finances publiques qui affecte absolument tous les pays.
-La première cause est philosophique. Nous venons de l’évoquer. Trop d’individus et de catégories sociales revendiquent que l’Etat reste passif devant l’expression de toutes les formes pathologiques de leurs libertés, tout en exigeant de lui qu’il répare et supporte financièrement les multiples conséquences
de l’usage perverti de ces libertés. Autrement dit, ces hommes et ces femmes exigent de l’Etat qu’il soit libéral face à la concrétisation de leur liberté instinctuelle, mais socialiste lorsqu’il s’agit de gommer les conséquences de leurs comportements pathologiques ou d’assurer leur sécurité matérielle.
La deuxième cause est institutionnelle. Elle est liée au fonctionnement des régimes démocratiques et tient au fait que la majorité des contribuables attendent beaucoup de l’Etat, mais ne sont pas disposés à payer les impôts et taxes nécessaires pour couvrir toutes les dépenses étatiques. A l’ère de l’ultra-libéralisme, nombreux sont ceux qui souhaitent que les pouvoirs publics
réduisent les dépenses, mais il ne veulent surtout pas que les coupes budgétaires interviennent dans les domaines qui les concernent directement. Un gouvernement occidental qui augmenterait les impôts pour couvrir l’intégralité de ses dépenses serait à coup sûr battu lors des prochaines élections générales. Cruelle contradiction de la nature humaine qui asphyxie les finances publiques.
-La troisième cause est structurelle. Elle est imputable à l’enchevêtrement des compétences politico-administratives, à la production d’actes administratifs superflus et aux réflexes corporatistes de certains titulaires de la fonction publique.
-La quatrième cause est conjoncturelle. Elle rend compte de la diminution des recette fiscales due à la récession économique.
En raison des critères de convergences imposés par le Traité de Maastricht, les pays membres de l’UE tentent tous de réduire leurs déficits publics à 3% du PIE. Entre 1993 et 1996, ils sont parvenus à ramener ces déficits de 7 à 4,5%. Cette réduction n’empêche nullement l’aggravation de la dette publique. Elle ne fait que la freiner, et surtout, réduit sensiblement les marges de manouvre des gouvernements européens, ce qui accroît leur impopularité.
Il y a aussi crise politique parce que les gouvernements et l’électorat se tiennent en esclavage mutuel, ce qui rend hypothétique une résolution véritable des problèmes qui se posent. A la suite de nombreux autres, le politologue Maurice Duverger affirme que presque tous les partis camouflent leurs objectifs réels pour attirer les électeurs.
Les politiciens s’adressent souvent aux instincts et aux facultés émotionnelles plutôt qu’à la raison et au sens moral des électeurs. Mais n’en est-il pas ainsi parce que les masses sont plus réceptives à la première démarche qu’à la seconde? Les partis au pouvoir utilisent parfois les finances
publiques à des fins électorales. C’est blâmable. Mais que penser des électeurs qui récompensent ce procédé? Le second comportement n’engendre-t-il pas le premier? Les gouvernements suivent l’opinion plus qu’ils ne la forment. C’est peut-être une des définitions de la démocratie. Mais si ce régime ne se réduit qu’à cela, il est condamné. La recherche de l’intérêt général pâtit évidemment de cet esclavage mutuel des gouvernements, des partis politiques et des électeurs.
La politique est encore en crise parce que les consensus s’effritent en raison d’une extrême pluralité des intérêts et des opinions qui n’est plus transcendée par des valeurs et des références communes. Presque plus aucun gouvernement ne parvient à obtenir un accord général sur les grands axes de la politique à conduire. Tout cela entrave fortement la cohérence d’une politique gouvernementale.
Durant sa dernière campagne électorale, Jacques Chirac a mis en honneur le concept de pensée unique. Dans ce contexte, la pensée unique signifie qu’il n’y aurait pas d’autres politiques possibles que
celles qui sont menées par la plupart des gouvernements européens, qu’ils soient de centre-gauche, de centre-droite ou du centre. La logique économique, la globalisation des marchés, la nécessité de redresser les finances publiques avec ou sans perspective d’entrer dans l’union monétaire le 1.1.1999, les nouvelles mentalités collectives, les progrès technologiques et la crise sociale constitueraient un réseau de contraintes tel qu’il n’est plus possible de gouverner autrement que ne le font Jacques Chirac, Helmut Kohl, Romano Prodi, Bill Clinton et les autres. Comme Mammon triomphe partout de César, les politiques conduites par la plupart des gouvernements se rapprochent de plus en plus, principalement en Europe.
Comment voudrait-on que les électeurs européens les plus exposés à la crise généralisée placent encore leur confiance dans les partis et les gouvernements démocratiques quand en matière d’emploi, de chômage et d’insécurité, 11 ans de gouvernement socialiste en France aboutissent pratiquement au même résultat que 14 ans de mesures de centre-droite en Allemagne ou que plus de 20 ans de politique centriste en Italie?
Ces convergences au niveau de l’action étatique et de ses effets découragent indubitablement les nombreux électeurs mécontents et expliquent aussi bien le regain de l’abstentionnisme que celui du populisme et des votes protestataires d’extrême-droite surtout, mais aussi parfois d’extrême-gauche.
Ajouter à cela que les gouvernements parviennent de moins en moins à maîtriser les défis auxquels ils sont confrontés, c’est expliquer assez facilement la perte de crédibilité dont sont victimes la plupart des gouvernements.
Parmi tous les fléaux qui ravagent nos sociétés, le chômage et l’insécurité sont certainement ceux qui taraudent le plus l’esprit des masses. Si les gouvernements ne parviennent pas à les endiguer, pas plus qu’à réduire la crise politique, l’évolution actuelle mènera rapidement au chaos, à la paralysie et à l’effondrement des institutions démocratiques et libérales. Les masses appelleront un « sauveur », un nouvel « homme fort ». L’Europe a déjà connu le scénario dans les années 1930 avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Si aucune inflexion notable ne vient modifier les trajectoires actuelles, le temps n’est peut-être
plus très éloigné où l’on pourra dire de tous les pays ce que disait Machiavel de l’Italie de son époque: « à bout de souffle, elle attend celui qui pourra guérir ses blessures, … la voilà prête à suivre un drapeau, pourvu qu’il se trouve quelqu’un qui veuille le saisir ». Un chrétien perspicace dirait que les temps de l’Apocalypse sont proches.
Le thème général des Rencontres de Lavigny est intitulé « La Crise, chance ou fatalité? ». La crise généralisée qui gangrène nos sociétés sera une chance à condition que les hommes et femmes de ce temps comprennent d’abord qu’elle est ultimement imputable à un système de valeurs erroné, à des comportements pathologiques et au rejet grandissant du judéo-christianisme, puis qu’ils en tirent la leçon salvatrice en acceptant de changer de mentalités et d’accompagner l’exercice de leurs libertés de sens des responsabilités et de solidarité à l’égard d’autrui.
En revanche, si ces mêmes hommes et femmes persistent à voir dans la crise le produit d’une quelconque malchance, de la globalisation des marchés ou d’une nécessité aveugle inscrite dans l’Histoire et s’ils s’obstinent à se débarrasser de toute culpabilité pour charger des boucs-émissaires
commodes de tous les fléaux de la société, la crise s’aggravera à un point tel que nous nous dirigerons vers une catastrophe majeure qui, dans un bruit assourdissant, retentira comme la résultante inéluctable et l’indicateur irréfutable de nos errements.
L’Ecriture affirme dans Gal 6.5: Ce qu’un homme aura semé; il le moissonnera aussi. Ce qu’une société sème, elle le moissonne aussi. Ce simple texte et son analogie sont absolument conformes
au principe de causalité dans l’ordre moral, mais aussi sur le plan de la vie humaine.
Le Dieu de Jésus-Christ, par respect pour le libre-arbitre qui est le garant de la liberté et de la dignité humaine, place tous les êtres humains, toutes les sociétés et toutes les générations devant ce choix: J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta postérité (Deut. 30.19).
Puisse notre génération en crise choisir les chemins de la vie et du bien afin de survivre et de laisser à ses enfants un monde un peu meilleur qu’il n’est aujourd’hui.
Nous vivons un temps de crise et de mutations profondes.
Plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, les progrès technologiques permettraient de produire des biens et des services de qualité en abondance et rapidement, et pourtant les besoins fondamentaux de millions de personnes ne sont pas satisfaits. Les moyens de communications connaissent une expansion sans précédent, et pourtant les gens se sentent de plus en plus isolés. Le génie génétique et d’autres découvertes scientifiques laissent entrevoir la stabilisation sinon ta guérison de maladies considérées jusqu’il y a peu comme incurables ou irréversibles, et pourtant de nouvelles épidémies, la drogue et la pauvreté extrême tuent de trop nombreuses personnes dans la fleur de l’âge.
En dépit de ces prouesses technologiques et des immenses retombées et virtualités positives qu’elles entraînent, les hommes et les femmes des pays les plus riches de la planète tremblent pour leurs emplois, ont peur de voir leurs salaires et autres revenus diminuer au point de ne plus leur permettre d’acheter l’indispensable. Ils appréhendent d’être agressés psychiquement et physiquement. En un mot comme en cent, la plupart des êtres humains craignent aujourd’hui pour leur sécurité.
La société entière est en désarroi, crispée face à l’avenir, se demandant de quoi demain sera fait. La confiance dans les gouvernements s’érode dangereusement.
Cette situation constitue évidemment le terreau idéal de l’ émergence d’une nouvelle quête de spiritualité. Pour le chrétien que je suis, cette quête est rationnelle et réjouissante lorsqu’elle emprunte les chemins qui conduisent au seul vrai Dieu. Elle est en revanche irrationnelle et regrettable quand elle se manifeste par une fascination pour les religions orientales, les horoscopes ou les gourous tyranniques, assoiffés d’argent et parfois même de sang.
Il ne fait guère de doute que des millions d’êtres humains attendent quelque chose des Eglises chrétiennes, aujourd’hui peut-être même davantage qu’hier, même s’il en a toujours été ainsi. Les Ecritures l’attestent, puisque nous pouvons lire ce passage dans l’épître aux Romains (8.19): la création attend… avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu.
Mais cette attente est le plus souvent non formulée, confuse, comme tapie au fond de l’âme, à la lisière entre l’angoisse et l’espérance.
Par ailleurs cette attente présente un caractère ambigu, ressemblant étrangement à celle des enfants à l’égard de leurs parents, à celle des citoyens face à l’Etat, ou encore à celle des élèves face à leurs enseignants.
L’enfant fera tout pour que son père lui passe ses caprices, mais simultanément il souhaite que son père lui résiste afin de le protéger. Nous désirons presque tous que l’Etat prélève moins d’impôts et qu’il nous laisse faire presque n’importe quoi, mais dans le même temps nous en voudrions aux pouvoirs publics de ne plus assumer correctement leurs tâches et de ne plus réprimer les agissements qui mettent gravement et objectivement la vie sociale en péril. La plupart des élèves déploient des trésors de patience et d’imagination pour travailler le moins possible et obtenir de leur maître une agréable mansuétude, mais ils finissent par mépriser ceux qui n’exigent rien d’eux.
Ainsi sont les être humains, écartelés dans leur âme, comme victimes d’une espèce de schizophrénie morale, souhaitant pour eux-mêmes à la fois le bien et le mal, sans être capables de toujours trancher ce dilemme sans aide extérieure.
Cette contradiction ontologique, constitutive de la nature humaine, se retrouve évidemment dans leur attente face à l’Eglise chrétienne. D’un côté, nous, humains, aimerions que l’Eglise accommode son message aux vents de l’histoire, aux nécessités idéologiques et aux mours du moment, qu’elle taise tout ce qui résonne désagréablement à nos oreilles, mais d’un autre côté, nous aspirons, souvent plus inconsciemment que consciemment il est vrai, à entendre de l’Eglise un message vrai et fort, fondé sur l’entier de la révélation de Dieu, dût-elle blesser nos âmes et troubler notre confort ainsi que certaines de nos certitudes et pratiques dont nous soupçonnons qu’elles pourraient être fausses.
La Bible traite magistralement de cette contradiction majeure de l’âme humaine, notamment dans un épisode de l’histoire d’Israël que l’on découvre dans 1 Rois 22. Le roi de Juda et celui d’Israël projettent d’attaquer la Syrie pour reprendre un territoire perdu. Mais avant de faire la guerre, ils entendent connaître la volonté de Dieu. Les nombreux prophètes courtisans leur annoncent bien sûr la victoire. Mais pour plus de sécurité, on envoie chercher Michée, dont on connaît la fidélité à Dieu. Survient cette conversation révélatrice entre Michée et le roi d’Israël. Le roi s’exprime: Michée, irons-nous attaquer Ramoth en Galaad, ou devons-nous y renoncer? Michée, dans un instant de faiblesse ou par ironie répond: Monte, tu auras du succès… Et le roi lui dit: Combien de fois me faudra-t -il te faire jurer de ne me dire que la vérité au nom de l’Eternel? Michée affirme alors qu’il faut renoncer à la reconquête. Le roi d’Israël, furieux, dit à Josaphat, roi de Juda: Ne te l’ai-je pas dit? Il ne prophétise sur moi rien de bon.
Toute l’ambiguïté de l’attente des hommes à l’égard de l’Eglise se trouve dans ces dialogues. On veut connaître la vérité tout en désirant ne pas la connaître. On flatte et consulte les faux prophètes tout en les méprisant. On attend des prophètes véritables qu’ils annoncent la vérité, tout en les haïssant de cette haine faite d’un mélange d’admiration, de respect et d’aversion.
Or le devoir de l’Eglise est clairement de s’inspirer de l’attitude des prophètes véritables et non de celle des faux prophètes; de répondre aux aspirations justes, les meilleures et les plus élevées de l’être humain, et non de céder aux mauvais penchants qui se cachent en chacun de nous.
L’Eglise existe pour servir de témoignage à la vérité révélée en Jésus-Christ. Cette mission lui a été confiée par Dieu lui-même. L’Eglise ne peut être fidèle à l’humanité qu’en étant fidèle à Dieu et à sa Parole.
Aujourd’hui, comme par le passé, être fidèle à Dieu consiste tout d’abord, pour l’Eglise, à rappeler à nos contemporains les grandes vérités bibliques, à savoir:
Que l’univers est une création de Dieu et non pas le produit du hasard et de la nécessité comme le disait Jacques Monod dans les années soixante. Le premier verset de la Bible contient cette affirmation centrale: Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
Qu’en dépit du mal et de l’action de Satan, Dieu exerce une souveraineté absolue sur l’histoire et la vie de tout être humain. A l’Eternel la terre et ce qu’elle renferme, le monde et ceux qui l’habitent (Ps 24.1).
Que tout être humain est marqué par le péché originel à la suite d’un mauvais choix de nos ancêtres communs, Adam et Eve. Il convient d’ajouter que dans leur situation nous aurions tous agi de la même manière, tentés que nous aurions été par le goût de l’inconnu, par l’attrait du mal, en dépit des conséquences connues.
Qu’il n’y a de salut individuel pour l’éternité qu’en Jésus-Christ. Il n y a de salut en aucun autre; car il n y a sous le ciel aucun autre nom qui ait été donné parmi les hommes, par lequel nous devions être sauvés (Act 4.12).
Que le ciel et la terre passeront (Luc 21.33). Cela implique que l’état définitif du Royaume de Dieu n’est pas de cette terre.
Qu’en conséquence l’Etat, institution divine, existe pour rendre la vie sur terre possible en dépit de la méchanceté du cour humain, selon le texte célèbre du 13e chapitre de l’épître aux Romains.
Pour l’Eglise, être fidèle au Dieu de Jésus-Christ consiste en outre à rappeler aux hommes et aux femmes de ce temps, le génie de Dieu, le génie de la Bible, le génie du christianisme, pour reprendre le titre d’un livre de Chateaubriand. L’Ecriture dit de Dieu qu’il est omnipotence, amour, justice et sainteté. Personnellement j’aime ajouter qu’Il est le génie incarné, sa quintessence.
Ce génie se retrouve dans l’équilibre qui caractérise la Bible. Il convient de le faire redécouvrir à nos contemporains.
L’Ecriture dit: Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu (Rom 13.1). Mais, dans un chef-d’ouvre d’équilibre, elle nuance tout aussitôt en proclamant: Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Act 5.29), ce qui légitime l’objection de conscience contre les lois et ordres iniques de l’Etat. Appliquée uniquement dans ce domaine, l’Ecriture préviendrait aussi bien contre l’anarchie que contre le totalitarisme, ce qui souligne son apport inestimable aux nations et à la société.
Dans la foulée, l’Eglise doit répéter qu’il n’y aurait jamais eu de démocratie sans christianisme et plus particulièrement sans le protestantisme.
Cet équilibre exceptionnel et parfait de la Bible caractérise également les relations parents-enfants telles qu’elles devraient être: Enfants obéissez à vos parents, est-il dit en Eph. 6.1, mais la nuance suit immédiatement: Pères, n’irritez pas vos enfants (Eph. 6.4).
Alors que les Ecritures appellent sans cesse les hommes à être justes et saints, elle n’hésite pas à dire: Ne sois pas just à l’excès (Ecc17.16). Quel incroyable équilibre. Quelle incroyable richesse.
La Bible ruisselle de vérité tout au long de ses pages. Loin d’être un livre de contes, elle dépeint l’homme tel qu’il est, sans fard. Les errements du grand roi David y sont décrits sans complaisance. L’apôtre Paul a pu écrire à son propre sujet: Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas… Misérable que je suis! Qui me délivrera de ce corps de mort?. (Rom 7.19,24).
Le livre qui dit cela ne peut qu’être le livre de la Vérité. L’Eglise de Jésus-Christ doit plus que jamais répandre la révélation du Dieu de Jésus-Christ dans le monde où Dieu l’a mise et s’adonner à un véritable travail apologétique.
Chers amis lecteurs, merci d’être des témoins de la vérité dans vos villes et vos villages. Et souvenez-vous de ce que Christ disait à l’Eglise de Sardes: Rappelle-toi donc comment tu as reçu et entendu la parole, garde-la… (Apoc 3.3).
Dr. ès sc. politiques
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