Si vous demandez à un jeune occidental ce qui peut le détourner de la foi chrétienne, vous obtiendrez des réponses diverses. Certains avanceront l’incompatibilité entre la science et la foi ; d’autres se diront choqués par l’intolérance des chrétiens ; d’autres encore reprocheront aux chrétiens l’absence de cohérence entre leur doctrine et leur pratique [note] D’autres articles de ce numéro traitent de ces sujets.[/note] . Mais plusieurs évoqueront sans doute l’hostilité de certains chrétiens vis-à-vis de mouvements qui militent pour moins d’injustices, moins d’inégalités, moins de discriminations. Même s’il existe des associations chrétiennes à visée sociale, leurs membres ne semblent pas s’engager dans ces mouvements de lutte et s’y opposent parfois fermement en les affublant du terme de « wokisme », contribuant ainsi à leur rejet de la foi chrétienne.
L’impératif actuel d’être éveillé
Un bref historique
Le terme « woke » signifie « être éveillé ». Dès les années 1930, puis lors de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960 (dont Martin Luther King Jr fut un des fers de lance), ce mot désignait un « éveil » au fait qu’il existait des injustices raciales. Le terme s’est largement répandu dans les années 2010 au travers des réseaux sociaux et des cercles militants : « to stay woke » signifie rester vigilant face aux discriminations raciales et sociales. La mort de plusieurs jeunes Afro-américains dans cette période, qui a donné naissance au mouvement Black lives matter en 2013, a popularisé la notion. S’y est ensuite agrégée la lutte contre les abus sexuels portée par le mouvement #MeToo à partir de 2017. Sur un plan universitaire, les études sur la théorie critique de la race, sur le genre ou sur la condition féminine se sont rapidement développées, en partant des grandes universités des côtes est et ouest des États-Unis.
Dans le monde professionnel, nombre de grandes entreprises ont pris des mesures de discrimination positive en faveur des minorités qui les ont fait désigner comme du « capitalisme woke ».
Un mouvement multi-dimensionnel
Aujourd’hui, le wokisme se définit avant tout comme un ensemble de mouvements qui visent à lutter contre :
• les discriminations raciales,
• le colonialisme,
• le patriarcat et la domination masculine,
• les injustices économiques et sociales,
• l’homophobie,
• l’opposition à la théorie du genre.
Il est important de noter que le terme « wokisme » est récusé par les défenseurs de ces différents mouvements de lutte : selon eux, il est péjoratif et stigmatisant et il est employé à tout-va pour les discréditer. Au lieu de se dire woke, ils préfèrent utiliser les termes « éveillés » ou « conscientisés ».
Par respect pour cette sensibilité, nous préférerons donc utiliser le terme « éveillé ».
Un terme fréquemment utilisé dans les débats autour de ces sujets est « l’intersectionnalité » [note] Il s’agit d’une notion complexe, parfois mal comprise, qui ne fait pas consensus parmi les spécialistes.[/note] : il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs types de discriminations.
Par exemple, une femme à peau noire, pauvre et lesbienne.
Une autre expression liée est celle de « cancel culture » ou culture de l’effacement. Elle vise à dénoncer publiquement, pour les rejeter, les personnes, les groupes ou les institutions dont le comportement ou les paroles sont jugés offensants par des groupes discriminés. Cela conduit par exemple à débaptiser des rues portant le nom de personnages historiques ayant soutenu des causes jugées inadmissibles à l’aune des standards du XXI e siècle ou à déboulonner leurs statues.
De graves excès
Comme dans tout mouvement, des personnes ou des groupes « éveillés » sont allés loin, très loin, trop loin dans la dénonciation des injustices et des discriminations, au point parfois de sombrer dans le ridicule ou dans un dogmatisme totalitaire.
Pour certains, les mathématiques seraient racistes et sexistes car les grands mathématiciens étaient dans leur grande majorité des mâles blancs.
Pour des raisons comparables, on récuserait la biologie scientifique, voire la pure logique. Il serait impossible de parler sur le féminisme si l’on n’est pas une femme, sur la pauvreté si on ne l’a jamais connue, etc. Il faudrait changer le titre de livres écrits des décennies ou des siècles auparavant, voire en réécrire certains passages, etc. [note] Le changement du titre du célèbre roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres en Ils étaient 10 , a défrayé la chronique.[/note]
Sur le genre, certains ne s’arrêtent pas à la dénonciation des discriminations, mais portent un discours normatif sur l’absence de détermination biologique qu’ils voudraient imposer à toute la société.
Des violences injustes qui perdurent
Ces outrances sont faciles à dénoncer — et à juste titre [note] Voir Jean-François Braustein, La religion woke, Grasset, 2022.[/note] . Il est aussi inquiétant de voir le sectarisme, voire l’intolérance absolue, de plusieurs leaders de ces mouvements [note] Voir Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme ?Albin Michel, 2023.[/note] — tout comme celui de certains mouvements dits « anti-wokes ».
Cependant, les injustices qu’ils dénoncent ne sont hélas que trop réelles. Oui, le racisme perdure, même dans les pays qui prônent en théorie que tous les humains sont égaux. Oui, il y a des injustices économiques criantes entre les pays et dans un même pays entre nantis et démunis. Oui, beaucoup de femmes subissent des violences physiques ou psychologiques de la part des hommes. Oui, trop de gens s’autorisent encore des propos injustifiables sur des personnes à tendance homosexuelle.
Sans attendre l’émergence de ces groupes dits « éveillés », des hommes et des femmes se sont levés dans le passé avec courage et ont œuvré pour lutter contre ces pratiques. L’actualité médiatique remet aujourd’hui à juste titre au premier plan la dénonciation de ces violences, de ces injustices et des souffrances qu’elles engendrent.
Dieu est « éveillé »
Les points de contact existent entre la notion d’éveil au sens biblique du terme et sa version actuelle — même si des différences majeures demeurent.
Dieu s’intéresse particulièrement aux opprimés
Dans toute la Bible, notre Dieu est sensible aux injustices. Limitons-nous à quelques exemples tirés du début de l’Écriture :
• Dès la Genèse, Dieu au travers de l’Ange de l’Éternel, vient porter secours à Agar en fuite car elle était maltraitée par Saraï sa maîtresse.
• Le chapitre 38 du même livre souligne le machisme injustifiable de Juda.
• Au début de l’Exode, « l’Éternel dit : J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3.7-8).
• Etc. !
Dans toute la Bible, notre Dieu est du côté des faibles, des opprimés, des victimes :
• Le Psaume 94 dénonce : « Ils égorgent la veuve et l’étranger, ils assassinent les orphelins. » (Ps 94.6) Et Dieu assure ailleurs qu’il en prendra soin personnellement (Jér 49.11).
• Les prophètes ne cessent de dénoncer les injustices sociales. Les réquisitoires d’Amos sont parmi les plus vigoureux pour stigmatiser des écarts de richesse honteux au sein du peuple d’Israël.
• Dieu s’occupe des victimes. Il va se substituer aux mauvais bergers d’Israël pour être le bon berger des brebis maltraitées de son peuple (Éz 34).
Et dans toute la Bible, Dieu approuve ceux qui sont sensibles aux injustices. À tous ceux qui ont « faim et soif de la justice », Jésus annonce dans la 4 e béatitude du Sermon sur la montagne qu’« ils seront rassasiés ».
Jésus est sensible aux injustices
Jésus, Dieu fait homme, prolonge et personnalise « l’éveil » (au vrai sens biblique !) que Dieu démontrait tout au long de l’Ancienne alliance :
• Ses paraboles valorisent des Samaritains discriminés.
• Le récit du riche et de Lazare est également une dénonciation de la dureté de cœur du premier (Luc 16.19-31).
Dans son ministère, Jésus est lui aussi du côté des faibles, des opprimés, des victimes :
• Son attitude vis-à-vis des femmes tranchait par rapport au machisme ambiant de l’époque. Il suffit de penser à son attitude vis-à-vis d’une femme stigmatisée, la Samaritaine [note] Elle cumulait les sources de rejet dans la société juive de l’époque : femme, en concubinage, Samaritaine… (selon le vocabulaire woke, elle était « en situation d’intersectionnalité »). [/note].
• Veuves, étrangers, pauvres, sont les objets privilégiés de ses soins, de ses guérisons, de ses consolations.
L’Église n’a souvent pas été éveillée
Des dénonciations à écouter
Les personnes « éveillées » reprochent volontiers à l’Église comme institution d’avoir été plutôt du côté des oppresseurs que des opprimés, des dominants que des dominés.
Limitons-nous à quelques exemples historiques :
• les conversions violentes et forcées de l’expansion du christianisme constantinien à partir du IV e siècle,
• la colonisation des Amériques au XVI e siècle et la position officielle des dirigeants de l’Église pour mettre fin aux missions jésuites au Paraguay [note]Voir le magnifique film de Roland Joffé, Mission(1986) sur ce sujet.[/note] ,
• l’étonnante bonne conscience d’industriels chrétiens richissimes face à leurs ouvriers miséreux dans l’Angleterre de la révolution industrielle,
• plus près de nous historiquement, la position officielle de l’Église catholique en Espagne ou en Amérique du sud en soutien à des dictatures,
• l’appui d’une large partie des Églises réformées d’Afrique du sud à l’apartheid,
• tout au long de l’histoire, la justification d’une emprise masculine indue dans le couple en tordant certains textes bibliques,
• etc. !
Les critiques qui nous sont adressées ne sont pas dénuées, hélas, de fondement… Alors qu’allons-nous faire ? Balayer ces heures sombres d’un revers de main ? Faisons plutôt face à notre histoire et reconnaissons que l’Église de Jésus-Christ a trop souvent porté honte à son Chef. Plutôt que d’ignorer ces critiques ou de les discréditer, entrons dans un processus de repentance (cf. Dan 9).
Des avancées indéniables…
Mais, me direz-vous, c’est aussi ignorer tout ce que le christianisme a apporté comme bienfaits et comme améliorations à la société pendant des siècles. Cela est vrai. Déjà, au cours des trois premiers siècles, l’expansion de l’Église est largement due à son souci particulier des personnes rejetées par la société antique, en droite ligne de l’enseignement du Maître [note] Voir Rodney Stark, L’essor du christianisme, Excelsis, 2013.[/note] . Plus généralement, l’historien anglais Tom Holland a démontré l’impact des chrétiens dans une fresque historique remarquable [note]Tom Holland, Les chrétiens, comment ils ont changé le monde, Saint-Simon, 2019.[/note] ; pour lui, « le christianisme est l’événement le plus transformateur de l’histoire de l’Occident. Aujourd’hui, même ceux qui abandonnent en nombre croissant la foi de leurs ancêtres et considèrent la religion comme pure superstition, en portent toujours la marque distinctive. »
Il suffit de citer la création des hôpitaux, la lutte contre l’esclavage, les prêtres ouvriers, les missions de réconciliation, etc.
… mais trop peu souvent à la hauteur du véritable évangile
En effet, pour un William Wilberforce qui a lutté jusqu’à sa mort pour abolir l’esclavage, combien d’esclavagistes « bons chrétiens » qui utilisaient la Bible des esclaves dûment expurgée des passages qui auraient pu conduire leurs esclaves à se rebeller [note] Lire https://www.reformes.ch/religions/2018/11/la-bible-des-esclaves-une-legitimation-de-la-domination-esclavage-bible-etats[/note] ? Pourquoi tant d’églises cultivent l’entre-soi, alors que l’Église rassemblera éternellement des gens de « toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue » ? Pourquoi tant de dirigeants d’églises, partout dans le monde, continuent à défendre mordicus un statu quo social, économique ou racial à rebours de l’enseignement de l’évangile ? Pourquoi encore tant d’attitudes de supériorité vis-à-vis de nos sœurs, alors qu’elles représentent souvent la majorité et sont les plus impliquées en pratique dans nos communautés ?
Le chrétien se doit d’être « éveillé »… de la bonne manière
Que faire face à ces constats ? Que répondre à ceux qui dénoncent l’apathie des chrétiens pour des causes qui leur tiennent à cœur ? Que le chrétien doit en effet être le premier « éveillé » — au vrai sens biblique du terme et non selon une idéologie d’ « éveil » souvent pernicieuse.
1. Remettons en évidence les nombreux textes bibliques qui vont dans le sens de la justice et de la critique des discriminations
Méditons Ésaïe 58, le prophète Amos, l’Épître de Jacques parmi tant d’autres textes.
2. Insistons sur l’apport unique de l’Évangile
• L’Évangile est universel : Il adresse le même message à tous : d’abord, il nous éveille au péché car « tous ont péché » et sont sous le coup de la juste condamnation de Dieu, les opprimés comme les oppresseurs ; ensuite, « quiconque » est invité, tous sont exactement au même niveau devant Dieu par l’œuvre de Christ (Gal 3.28). • L’Évangile est unificateur : La grande défaillance du « wokisme » est de diviser la société et de mettre les gens dans des cases. D’un côté, les dominés, de l’autre les dominants. Chaque groupe revendique en fonction de ses propres souffrances, quitte à rejeter l’autre ou à méconnaître ses souffrances à lui. Or dans l’Église, il ne devrait pas y avoir (et il n’y aura pas éternellement) la moindre discrimination.
• L’Évangile est restauratif : Non seulement il ouvre vers l’espérance de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre où la justice habite, mais il rétablit dès aujourd’hui chacune et chacun dans son statut de créature unique, porteuse de l’image de Dieu, admise à une relation d’enfant avec le Père.
3. Revoyons notre regard sur « l’autre »
L’altérité nous déstabilise souvent. Comment approcher cette personne d’un contexte social, ethnique, économique, etc. si différent du nôtre ?
Allons plus loin encore : les mouvements d’éveil font la part belle aux idéologies prônant la légitimité de la pratique homosexuelle ou la théorie du genre. Ces courants de pensée hérissent spontanément de nombreux chrétiens qui vont rejeter leurs défenseurs. Mais comment croyez-vous qu’un certain nombre d’homosexuels de Corinthe ont été convertis par Paul (cf. 1 Cor 6.11) ? A-t-il eu un discours stigmatisant, excluant, culpabilisant — ou bien s’est-il approché de ces personnes, en alliant douceur et compréhension avec vérité et non-compromission, pour leur apporter l’Évangile transformant de Jésus-Christ ? [note] Lire à ce sujet Marie-Noëlle Yoder, Quand genre, culture et foi s’entrechoquent, Éditions Mennonites, 2023.[/note]
4. Mettons en valeur l’approche chrétienne
• Basée sur le pardon et non la vengeance : Les « éveillés » se disent eux-mêmes « en guerre » pour faire triompher leurs idées [note]Écouter à ce propos les propos de François Cusset, dans le podcast Répliques, « Qu’est-ce que le wokisme ? », https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/qu-est-ce-que-le-wokisme-3619967[/note] ; certains veulent tout détruire, y compris leurs oppresseurs. Jésus, qui a subi la plus grande violence, a pardonné à ses bourreaux et nous invite à faire de même. La vengeance ne fera que perpétuer le cycle funeste de l’injustice. Mais la force du pardon est la gloire du christianisme.
• Basée sur une ouverture au dialogue : Les mouvements d’éveil ont tendance à se replier sur eux par communauté, refusant le dialogue avec ceux qui ne subiraient pas les mêmes injustices ; les dominés refusent de parler aux dominants.
Au contraire, le chrétien sait avec une humble assurance que la vérité dont il est le témoin n’a rien à perdre d’une confrontation honnête.
• Basée sur la consolation de Dieu : Même si je n’ai jamais été pauvre, je peux parler à une personne pauvre de la consolation de Dieu (pas la mienne !) car « par la consolation dont nous sommes l’objet de la part de Dieu, nous pouvons consoler ceux qui se trouvent dans l’affliction ! »(2 Cor 1.4)
5. Plaidons pour une église vraiment accueillante
Qu’elle soit particulièrement accueillante :
• Pour les femmes, trop confrontées à de multiples discriminations, pour qu’elles trouvent leur place, leur rôle, un accueil, une écoute, un soutien.
• Pour les minorités, souvent exclues du mouvement général, à cause du handicap, de la barrière linguistique, des habitudes différentes, .etc.
• Pour les personnes dans le besoin, avec un accueil non empreint de supériorité ou de paternalisme.
• Pour les personnes mal dans leur sexualité ou leur genre : c’est sans doute le plus sensible pour nous, car nous pensons immédiatement à des textes bibliques en opposition, mais cherchons à développer une approche pastorale délicate ; l’Évangile n’est-il pas la meilleure aide pour nous établir dans notre pleine identité de filles et fils de Dieu ? [note] Lire Rachel Gilson, « Sex: Telling a Better Story », in Before You Lose Your Faith: Deconstructing Doubt in the Church, sous dir. Ivan Mesa, The Gospel Coalition, 2021.[/note]
6. Ne nous trompons pas de combat
Notre lutte devrait être avant tout contre les injustices (même s’il peut y avoir place pour une dénonciation étayée des idéologies contraires à la révélation de Dieu) [note] Voir Tevin Wax, Is Wokeness the Greatest Threat to the Gospel?, https://www.thegospelcoalition.org/blogs/trevin-wax/is-wokeness-the-greatest-threat-to-the-gospel/[/note] ! Bien sûr, nous savons que seul le retour de Jésus-Christ mettra un terme définitif à toutes les injustices, toutes les discriminations, toutes les dominations indues. Mais, sel et lumière du royaume qui vient, il nous revient d’œuvrer autant que nous le pouvons pour atténuer les tristes conséquences du péché. Ainsi nous ferons honneur à la doctrine que nous prônons (Tite 2.10 ; 3.8,14).
7. Mettons-nous toujours sur un chemin d’éveil personnel
Les auteurs de ces lignes, privilégiés sur bien des plans, sont sans doute mal placés pour percevoir la douleur des discriminations subies par beaucoup, diront certains. Notre prière est que Dieu ouvre dans notre cœur un chemin d’éveil personnel pour plus de compassion vis-à-vis des souffrants, davantage d’ouverture vis-à-vis de l’autre dans sa différence, plus de zèle pour orner l’évangile par nos attitudes.