La foi chrétienne est-elle un amalgame d’éléments contenus dans d’autres religions qui n’aurait rien d’authentiquement singulier ? Si tel était le cas, une décision exclusive en sa faveur ne paraîtrait pas appropriée.
La méthode comparative est l’une de celles qui prévaut dans les milieux académiques et dans les produits de vulgarisation sur l’histoire des religions. Elle adopte comme présupposé que le judéo-christianisme n’est autre qu’un amalgame d’apports qu’il est possible de distinguer les uns des autres en remontant jusqu’à leur source. La foi en la résurrection existe dans le christianisme, mais elle vient de Perse ; l’idée d’un rédempteur qui vient du ciel est une idée gnostique, associée par l’apôtre Paul à des éléments du judaïsme palestinien ; quant aux sacrements, ils sont un emprunt aux religions à mystères des Grecs, etc.
Une grande partie de l’énergie des spécialistes biblistes de la tradition libérale critique ou universitaire non croyante se dépense à chercher où tel auteur biblique a pris ce qu’il nous dit.
1. Quelques remarques de principe et de méthode
En guise de remarque préliminaire, je voudrais mettre en garde contre une réaction qui consisterait à foncer tête baissée vers le discours opposé. Il nous faut savoir discerner le piège.
Totalement dissemblable ?
Pour certains, pour que le christianisme ait le droit de réclamer une adhésion entière et exclusive, il faut qu’il soit spectaculairement original. Mais est-ce nécessaire ? Rappelons-nous que le faux imite le vrai. L’opposition fondamentale du vrai et du faux n’est pas forcément apparente au premier regard. Il se pourrait donc que le christianisme ressemble beaucoup aux autres religions ou à telle religion et qu’il y ait pourtant tout l’abîme qualitatif qui sépare la vérité unique de mensonges habiles.
Une apologétique qui se développe dans le sens de la ressemblance n’est pas dépourvue de fondements bibliques. Elle présente le christianisme comme le couronnement, l’accomplissement des aspirations humaines : avec lui, enfin, le tâtonnement des différentes religions aboutit ! Dans cette perspective, il est normal qu’il y ait des ressemblances. Dans toutes les religions, on peut voir des ébauches, ou des nostalgies — si l’on pense que l’état premier était un état de vérité — que le christianisme reprend et fait parvenir au plein resplendissement de la vérité.
Cette apologétique a été développée, dans l’Antiquité, par l’École d’Alexandrie, avec Clément d’Alexandrie et Origène et garde une place de choix dans le catholicisme. Deutéronome 4 développe cette pensée : les nations païennes diront, en prenant connaissance de la Loi que Dieu donne à Israël : « Cette nation est un peuple absolument sage et intelligent ! » (Deut 4.6) En Actes 17, l’apôtre Paul mise sur ce même type de relation : il emploie l’image du tâtonnement pour parler des religions humaines, qui avaient conduit les Athéniens à ériger un autel à un dieu inconnu. L’apôtre cite, à propos de cette proximité, des paroles de poètes et de philosophes du stoïcisme grec et présente le message chrétien comme l’accomplissement de cette recherche : « Ce que vous vénérez sans le connaître, je vous l’annonce ! » (Act 17.23) Les ressemblances ne doivent pas nous embarrasser et ne cherchons pas à les escamoter.
L’affirmation biblique de la différence
Cependant, la Bible elle-même semble plus souvent opposer la foi biblique et la religion des nations. En Deutéronome 4, Moïse souligne qu’aucune autre nation n’a un dieu qui a fait pour elle ce que Dieu a fait pour Israël, intervenant de manière aussi grandiose, aussi efficace, en se rendant si proche (Deut 4.7).
Il est aussi un Dieu qui s’est fait connaître par sa Parole, en plus de ses actes (Deut 4.8), car sans parole, il reviendrait aux hommes d’interpréter les actes de Dieu comme ils le pourraient. Le N.T. réitère la même affirmation : toute la sagesse du monde est passée à côté du « mystère » de Dieu, du secret de son plan accompli en Jésus-Christ. Ce mystère est révélé par l’Esprit à ceux qui aiment Dieu et reçoivent le fruit de l’œuvre de Jésus-Christ (1 Cor 2.6-16). Ces textes mettent incontestablement en avant le contraste.
Les motifs de la différence
Pourquoi l’apologétique de l’accomplissement, pratiquée par l’École d’Alexandrie, n’est-elle pas dominante dans l’Écriture ? La première raison est la gravité du péché. Les religions expriment bien les tâtonnements et les aspirations des humains qui ont été faits pour connaître Dieu comme la destination de leur humanité ; mais si les hommes sont aussi loin de ce qu’ils cherchent, c’est à cause du péché. Ils tâtonnent, mais en même temps ils ne cherchent pas loyalement au fond d’eux-mêmes, inconscients de ce refus, simultané avec leur recherche, du vrai Dieu.
Du coup, ils déforment, ils reportent leur besoin de Dieu sur la créature, ils se fabriquent des idoles.
Cette gravité du péché est sous-estimée par les tenants d’une apologétique de l’accomplissement ; c’est pourquoi les religions ne sont pas dénoncées comme les aberrations qu’elles sont effectivement devenues par la faute du péché.
La deuxième raison est que le péché est subtil, capable d’habileté et d’imitation, mais jusqu’à un certain point seulement. Le diable est un faussaire suprêmement habile et intelligent, mais seulement jusqu’à un certain point. Il n’a pas été capable de faire quelque chose de totalement ressemblant. Lorsque les hommes sont les instruments de ce faussaire, ils perdent quelque chose de l’agilité, de la finesse, de la capacité à faire « beau ». Ajoutons que nous allons vers l’imitation suprêmement ressemblante : en profitant de l’apport du christianisme dans l’Histoire, le diable va réussir à susciter une « singerie » plus séduisante que toutes les autres : l’Antichrist. Mais lors de ce paroxysme, le Seigneur Jésus interviendra pour faire lui-même directement échec à l’Impie, et le détruire par l’éclat de son avènement (2 Th 2.8).
En attendant, dans la grande épreuve qui précédera ce moment final, il fera en sorte que l’Antichrist ne séduise pas ses élus (Mat 24.24). Armons-nous de vigilance et de discernement pour n’être pas séduits.
L’articulation des traits communs et des différences
Comment alors articuler les deux aspects d’analogie et de différence ? Grosso modo, on peut dire que les traits communs sont du côté de la « langue » et les traits différenciateurs du côté de la « parole ». La distinction entre « langue » et « parole » est fondamentale dans la linguistique moderne : la langue est le système d’expression de la pensée ; la parole est l’usage de la langue pour dire quelque chose de particulier. La Bible est écrite dans une langue commune, mais elle nous adresse une Parole, unique. L’opposition entre la vérité et le mensonge ne réside pas dans la langue, mais dans la parole, qui se sert de la langue.
À titre d’illustration, constatons que toutes les religions offrent un riche déploiement de symboles, car le symbole n’est pas simplement linguistique, il est aussi esthétique, rituel. Les symboles utilisés sont du ressort de la langue et la Bible peut bien avoir les mêmes que ceux que l’on trouve ailleurs.
Les différences apparaissent dans l’usage qui en est fait, dans la « parole » qui est dite par ce moyen.
Quelques remarques complémentaires
• Des éléments ressemblants peuvent avoir des sens très différents, selon les ensembles où on les trouve. Dans la comparaison entre le christianisme et les autres religions, par faute de méthode, c’est souvent ici que l’on se trompe : on ne voit pas qu’un élément repris change de sens dans son contexte biblique.
• L’A.T. n’est pas la révélation achevée. D’après l’enseignement biblique lui-même, Dieu a fait des compromis provisoires avec la religion ordinaire des hommes. Paul utilise la même expression, « l’asservissement aux principes élémentaires du monde », pour parler du danger de la philosophie païenne (Col 2.8) et du retour au judaïsme (Gal 4.9). Ne tirons donc pas trop rapidement des conclusions à partir de l’A.T. comme s’il était un aboutissement. L’A.T. est entièrement Parole de Dieu, mais il exprime une pédagogie divine où des éléments analogues à ceux du paganisme sont utilisés comme des images, à titre provisoire, qui annoncent la venue de Jésus-Christ.
• Ne confondons pas le christianisme biblique, dont nous voulons être témoins, avec le christianisme de dix-neuf siècles d’histoire après le temps des apôtres. On peut concéder qu’il y a eu une paganisation du christianisme historique majoritaire, dans le temps des pères de l’Église.
Ce christianisme ressemble par certains traits aux religions païennes, mais ce n’est pas lui que nous défendons.
2. Les principales singularités de la foi chrétienne
L’historicité
La première singularité de la foi chrétienne, qui frappe d’emblée, est son historicité. Aucune autre religion ne présente un salut opéré une fois pour toutes, au centre de l’histoire — et de l’histoire datée.
L’Évangile se présente comme une « nouvelle », une annonce : « C’est accompli, le salut est offert à tous parce qu’il a déjà été réalisé ! » L’A.T. rappelle maintes fois l’intervention de Dieu dans l’histoire lors de l’exode. Puis, après cette préparation dans le judaïsme, l’Évangile proclame la plénitude de son intervention.
La gratuité du salut
Le salut s’obtient par la foi seule, et non par un système d’œuvres rituelles, morales, ou mystiques. Parce que le salut est déjà pleinement opéré dans l’histoire, il est offert gratuitement. La tradition catholique l’avait oublié, à cause de la repaganisation du christianisme, mais la Réforme l’a remis en lumière. La gratuité du salut, grâce au prix payé par Dieu lui-même, est unique au christianisme.
Le mal est une réalité éthique et non métaphysique
S’il peut y avoir un salut accompli, c’est que le mal est une réalité historique. Il correspond à un usage de sa liberté par l’homme et n’est pas une donnée première dans la création, comme la corporalité.
Si le mal était consubstantiel à la création, ce n’est pas un événement qui permettrait de résoudre la question. La solution ne pourrait pas être accomplie une fois pour toute mais devrait conduire l’homme à se dépouiller de son corps.
Ce caractère éthique et non métaphysique du mal a pour conséquence que l’éthique et la religion ne peuvent pas être séparées, contrairement à la plupart des religions. Le Dieu biblique ne veut rien d’autre que le bien, et le bien est la volonté du Dieu biblique.
Dans l’A.T., Dieu avait rajouté, à titre provisoire, des purifications rituelles qui n’avaient rien à faire avec la morale, qui sont abrogées dans le N.T., où « tout est pur pour ceux qui sont purs ». L’Évangile opère une coïncidence parfaite de l’éthique et de la piété, du bien et de la volonté de Dieu.
L’indépendance de Dieu par rapport au monde
Si le mal était dans la constitution même des choses, il serait un mal métaphysique, et le monde serait partagé entre un côté négatif et un côté divin.
Dieu lui-même serait en quelque sorte le summum du monde, mais il ne serait pas indépendant du monde, lié par l’opposition dualiste elle-même. Cela correspond à l’idolâtrie, où le sens du divin se porte sur un élément ou un aspect du monde, qui est idolâtré, absolutisé. Le seul Dieu qui soit distinct du monde, et sans dualisme, donc vraiment indépendant et Seigneur du monde, est le Dieu biblique. On peut également montrer qu’il ne peut l’être que parce qu’il est Trinité. La Trinité, telle
qu’enseignée dans la Bible, est encore originalité radicale qui ne se retrouve nulle part ailleurs.
Le double accent sur l’universel et l’individuel
Un autre point, moins intimement lié aux précédents, est la capacité de la foi chrétienne à accentuer à la fois l’universel et l’individuel. On trouve ailleurs la volonté de maintenir à la fois l’universalité et l’individualité, mais sans y arriver : l’un des deux côtés est toujours privilégié. La « réussite » de l’Écriture dans ce domaine est absolument remarquable. Pensons en particulier à Jésus, second Adam.
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On pourrait chercher d’autres traits spécifiques.
Mais ceux que nous avons relevés, et qui sont si étroitement associés, montrent que le christianisme est ce qu’aucun humain, même au plus habile de ses capacités d’invention, n’a réussi à imaginer. Il transcende absolument toute capacité et toute intelligence de la créature. Il peut donc à bon droit réclamer notre adhésion entière et notre engagement total.